Cet article examine les façons dont la sexualité des femmes est évaluée et contrôlée au sein du système socio-économique hégémonique, tout en explorant les dynamiques de pouvoir auxquelles les femmes sont confrontées dans leurs interactions romantiques et sexuelles.
Les garçons ne m’aimaient pas beaucoup avant que je n’aie 16 ans, j’avais des poils entre les sourcils et sur les jambes. A 16 ans, tout a enfin changé : ma mère me laissait enfin faire mes sourcils, utiliser de l’eyeliner (occasionnellement) et m’épiler les jambes. J’entrais enfin dans ma « phase mignonne » et un chapitre entier de désirabilité s’ouvrait à moi.
Le fait que je plaise à un garçon a changé ma façon de me percevoir ; ça me donnait de la valeur. Pas que je n’en avais pas autrement – j’étais sportive et assez populaire à l’école. Mais cette valeur je la ressentais différemment. Aux alentours de 17 ans, je me souviens m’être allongée sur mon lit, les yeux grands ouverts à me demander : me plait-il « vraiment » ce garçon ? ou est-ce que c’est juste l’idée de plaire qui me plait.
J’étais consciente que beaucoup de filles et femmes questionnent les motifs qui les poussent à s’engager dans une relation romantique. La question que je me posais à 17 ans n’était donc pas bizarre à l’époque. Mais après avoir passé des années dans le « marché » des relations, cette même question prend une tout autre dimension. Je réalise aujourd’hui l’idée que la désirabilité est en soi une « valeur », non seulement comme reconnue et appréciée socialement, mais aussi dans le vrai sens économique du terme.
Quand j’y repense, je ne prenais pas vraiment plaisir à plaire (ou à me faire séduire). C’était un moyen pour moi d’acquérir d’un pouvoir mis en valeur par notre société. C’est donc pour ça que j’écris cet article, dans l’espoir de comprendre comment la sexualité d’une femme (inclus la mienne) est évaluée et contrôlée par le système socio-économique qui régit le monde dans lequel nous vivons.
Durant ma vingtaine, les interactions que j’avais avec les hommes avec qui je flirtais me paraissaient toujours transactionnelles. Ils semblaient tous me vouloir quelque chose et ce “quelque chose » était d’habitude du sexe. Mais ce dont je n’avais pas conscience à l’époque est que je jouais le rôle de négociatrice active dans cet échange, vu que j’essayais -inconsciemment- de trouver la « meilleure façon » de leur donner du sexe. Je n’étais pas vraiment sûre de ce que j’y avais à gagner (ce n’étais pas du plaisir), mais je jouais certainement le jeu.
Vous pouvez donc imaginer ma fascination lorsque j’ai découvert la Théorie Economique du Sexe (TES), qui stipule que dans un rapport hétérosexuel, la séduction est entendue comme une sorte de marché régi par les concepts économiques traditionnels de l’offre et la demande. Selon cette théorie, les négociations sexuelles font de la femme une marchande qui échange le sexe (ou l’accès exclusif à son sexe) pour des biens et services offerts par l’homme : l’amour, l’engagement, la protection, l’attention, des faveurs matérielles, des opportunités, etc…
La TES propose audacieusement que le sexe est un bien contrôlé par les femmes, vu qu’elles auraient soi-disant un appétit sexuel plus faible que celui des hommes, ce qui leur donne donc un plus grand contrôle sur l’offre. Pour simplifier, selon cette théorie, les femmes auraient plus de pouvoir dans une relation sexuelle avec les hommes simplement car elles sont moins motivées par leurs besoins sexuels. Quel gâchis, l’argument aurait pu être intéressant…
Les féministes ont critiqué la TES pour diverses raisons valables. D’abord, cette théorie renforce les rôles traditionnels de genre ainsi que les stéréotypes qui donnent à l’homme un rôle sexuel actif, et à la femme un rôle sexuel passif en raison de sa faible libido. Cette vision binaire est ancrée dans l’essentialisme sexuel qui considère que les comportements, préférences et identités sexuels sont biologiquement déterminés. Cependant, baser une théorie à propos de la sexualité en se fondant sur la biologie est fondamentalement erroné, car la sexualité varie considérablement d'une personne à l'autre et est profondément influencée par les normes sociales et les pratiques culturelles. Comme le souligne Rubin, « la sexualité est un produit humain tout autant que le sont les régimes alimentaires, les moyens de transport, les systèmes d'étiquette, les formes de travail, les types de divertissement, les processus de production et les modes d'oppression. »
Les féministes soutiennent également que la Théorie Économique du Sexe ne traite pas suffisamment des dynamiques de pouvoir qui façonnent les relations sexuelles. La TES considère l'échange sexuel comme ayant lieu dans un marché juste et ouvert, mais ce marché n'est ni juste ni ouvert — il est complexe et restreint. Les déséquilibres de pouvoir enracinés dans le patriarcat et d'autres structures sociales, ainsi que dans le capitalisme, influencent fortement les interactions sexuelles. En se fondant sur des métaphores économiques, la TES néglige la manière dont d'autres formes de pouvoir et de coercition, y compris celles dérivées des contextes religieux, culturels et législatifs, influencent également le consentement sexuel, le désir et la puissance d’agir.
La TES introduit l'idée de traiter le sexe comme un échange mercantile, ce qui nous offre ainsi des perspectives précieuses. Mais elle base ensuite les termes de cet échange sur des notions essentialistes biologiques du plaisir sexuel, ce qui est problématique. En mettant de côté l'essentialisme sexuel de la TES, elle reste un modèle précieux pour examiner l'expérience vécue du sexe dans notre système de valeurs culturelles.
Même ma propre mère avait en quelque sorte intériorisé certains des principes prévalents de la TES. Son conseil à mon égard dans ma vingtaine était de “faire preuve d’intelligence” concernant ma sexualité et mon activité sexuelle. Elle ne faisait pas référence à l'utilisation de protection, mais plutôt à ne pas “consommer” trop de sexe. Ma mère savait bien que je n'étais pas vierge, donc elle ne parlait pas de préserver ma virginité pour le plus offrant – ce qui est un autre sujet lié au sexe pour lequel l'angle économique offre des perspectives utiles. Cependant, sachant que j'étais sexuellement active, elle voulait toujours que je “sois intelligente” quant à ma consommation de sexe, afin de préserver ma valeur.
J’ai levé les yeux au ciel face à ses conseils, mais ses paroles m’ont tout de même marquée. J’ai rencontré de nombreuses femmes qui – comme moi lorsque j’étais plus jeune – se demandent entre elles ou à elles-mêmes “avec combien d’hommes ai-je/as-tu couché ?” et évaluent leur valeur en conséquence. Nous nous retrouvons à nous demander “15, c’est trop ?” “Et 10 alors ?” Nous allons même jusqu’à contextualiser ces chiffres avec le passage du temps pour les rendre plus acceptables : “Et si c’est 5 sur 3 ans ? C’est acceptable, non ?” Tous ces calculs et justifications potentielles sont destinés à nous rassurer sur le fait que nous avons toujours de la valeur : “Je n’ai pas encore épuisé mon capital– J’ai encore quelque chose à offrir au monde, et il y a un homme quelque part qui le voudra.”
La logique de ma mère est soutenue par des psychologues, des magazines de santé, des films hollywoodiens et des études menées par des sites de rencontres, qui parlent tous du seuil ou du “nombre magique” au-delà duquel les chances pour une femme de trouver un homme qui voudrait l'épouser diminuent considérablement. De nombreux forums en ligne présentent des questions telles que “Pouvez-vous aimer une fille qui a eu beaucoup de partenaires sexuels ?” à laquelle la majorité écrasante des hommes répondent “non.” À l'inverse, les fils de discussion où les gens discutent de “Je mens sur mon nombre de partenaires” sont également courants, les hommes gonflant généralement leurs chiffres pour paraître plus expérimentés, et les femmes essayant de réduire les leurs pour éviter d'être jugées.
Les idéologies néo-libérales ont vendu l'illusion de la liberté en accordant aux femmes le choix de sélectionner leurs partenaires (sexuels). Cependant, cette liberté apparente est accompagnée de conditions. La sexualité des femmes est encore fortement régulée et scrutée, une valeur lui étant attribuée en fonction de leur activité sexuelle. Les histoires sexuelles des femmes sont souvent jugées, et leur valeur sur le “marché de l'engagement” est calculée en fonction de la quantité du capital sexuel qu'elles ont dépensé.
Ce système maintient le contrôle sur les corps des femmes tout en donnant l'apparence de la libération et du choix. En réalité, les femmes sont contraintes de marchander et de calculer la consommation de leur sexualité, devenant effectivement des "travailleuses du sexe" dans un marché économique patriarcal qui les valorise principalement à travers le prisme des transactions sexuelles. Ici, le terme "travailleuses du sexe" ne signifie pas les personnes travaillant dans l'industrie du divertissement pour adultes, mais toutes les femmes qui doivent utiliser leur corps comme une forme de capital afin de fournir un produit très demandé – le sexe – qui est fortement réglementé et soumis à une évaluation morale.
Dans le système économique patriarcal qui privilégie la famille nucléaire et repose fortement sur le travail non rémunéré des femmes, particulièrement après le mariage, la valeur économique d'une femme est perçue comme atteignant son apogée dans les quelques années précédant le mariage. Pendant cette période, la femme navigue des réglementations strictes pour vendre et négocier son bien le plus précieux—l'accès exclusif au sexe—avant de se marier. Une fois cette transaction ultime effectuée et qu’une femme se marie, elle est retirée du marché et est souvent reléguée à effectuer chez elle, un travail non rémunéré.
Il existe de nombreuses recherches qui évaluent la sexualité des femmes comme un type de capital, comme un moyen de mesurer leur potentiel sexuel dans divers contextes socio-politiques et économiques. Des auteurs tels que Ghodsee, Rubin, Foucault, Lorde, Penny et d'autres ont exploré cette corrélation et tenté d'en comprendre le sens.
Pendant des millénaires, le sexe a été manipulé par des agendas politiques visant à contrôler qui peut y participer, quand il est jugé approprié, combien de fois il doit se produire, les motivations qui le sous-tendent et comment aborder ses résultats. La sexualité est profondément politique, et comme pour toutes les questions politiques, les femmes ont tendance à occuper une position désavantagée. Bien que la pression pour rester vierge ait diminué dans de nombreux contextes, les femmes sont toujours jugées et valorisées en fonction de la manière dont elles échangent le sexe.
En écrivant cet article, je ne prétends pas savoir pourquoi les gens auraient des relations sexuelles dans un système socio-économique idéal, ni s'il existe même une raison claire. Cependant, je suis préoccupée par le fait que le sexe reste profondément tabou, et, comme d'autres tabous (tels que les drogues et les jeux d'argent), cela exacerbe les problèmes du marché existant. Les tabous poussent les transactions dans l'ombre, créant des marchés noirs où les commerçants font face à des pressions d'offre et de demande, ainsi qu'à des mesures punitives sévères. Cela entraîne un conflit entre les systèmes économiques et moraux, aggravant les défauts d'un marché déjà problématique.
Comprendre et aborder ces dynamiques est nécessaire afin de progresser vers une société plus juste en termes de genre. Ce n'est qu'en reconnaissant comment la sexualité des femmes est commercialisée et régulée que nous pourrons révéler la profonde connexion entre justice de genre et justice économique, et prendre les premières mesures pour démonter les structures qui perpétuent les inégalités.
Samantha Elia travaille comme responsable de programme au bureau régional de féminisme politique de la fondation Friedrich-Ebert dans la région MENA. Elle se concentre dans son travail les droits des travailleuses domestiques migrantes, le travail de soins, la construction sociale de la sexualité et l'intégration de méthodologies féministes et décoloniales dans les programmes de développement.
Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles de la Friedrich-Ebert-Stiftung.
Le Bureau Genre et Féminisme
+961 1 202491+961 1 338986feminism.mena(at)fes.de
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