Cet article examine la façon dont l'histoire et l'identité allemandes ont façonné l'orientation morale du pays à l'égard d'Israël. Cependant, l’espace est assez limité ici pour exposer les implications pour la politique étrangère de l'Allemagne.
Le 8 avril 2024, la Cour Internationale de justice (CIJ) a entendu la plainte du Nicaragua contre l'Allemagne concernant le soutien de cette dernière à la guerre menée par Israël contre Gaza. Le rapport déposé par le Nicaragua indique qu’« en envoyant des équipements militaires et en maintenant la suppression des financements de l'UNRWA [Agence des Nations Unies pour les Réfugiés Palestiniens] [...] l'Allemagne facilite la perpétration de génocide. » Il s’agit là d’accusations graves pour tout pays, encore plus pour une puissance Occidentale qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est considérée comme un phare de la démocratie et des droits humains.
À la suite de l'incursion du Hamas en Israël le 7 octobre 2023, de nombreuses nations Occidentales - y compris les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Allemagne - ont été soumises à un examen moral pour leurs positions politiques, notamment par le soi-disant Sud Global. La relation de l'Allemagne avec Israël est profondément enracinée dans le fait d’avoir reconnu sa responsabilité de l'Holocauste et dans son soutien ultérieur à l'établissement d'une patrie Juive. L'engagement de l'Allemagne envers la sécurité d'Israël est resté inébranlable, mais ce soutien indéfectible a été critiqué pour avoir ignoré la souffrance continue des Palestiniennes et Palestiniens, soulevant des questions sur la cohérence morale et l'unité sociale de l'Allemagne.
L'Allemagne revendique et a effectivement joué un rôle spécial dans l'histoire de l'État d'Israël. Après l'Holocauste, qui a coûté la vie à plus de 6 millions de Juifs, des projets ont été mis en avant pour fonder une patrie pour le peuple Juif. Ces projets ont été réalisés le 14 mai 1948, lorsque David Ben-Gourion a proclamé l'établissement de l'État d'Israël dans ce qui était alors la Palestine sous le mandat Britannique. Le sort de ce territoire avait fait le sujet de discussions depuis la fin du 19ème siècle, alors qu'il faisait encore partie de l'Empire Ottoman. De cette époque jusqu'en 1948, des centaines de milliers de Juifs Européens ont migré en Palestine pour échapper à l'antisémitisme rampant en Europe, et l'Holocauste a été le point culminant des atrocités envers les Juifs d'Europe.
La déclaration de la Chancelière Angela Merkel devant la Knesset en 2008 dans laquelle elle avait dit « […] pour moi en tant que Chancelière Fédérale Allemande, la sécurité d'Israël n'est jamais négociable » est devenue un pilier de la politique étrangère Allemande. Elle a même été décrite comme la Staatsräson (Raison d'État) de l'Allemagne, notamment à la lumière des événements récents. Cette position a été critiquée puisqu’elle est accusée de fermer les yeux sur la situation difficile des Palestiniennes et Palestiniens. En outre, le déséquilibre dans l'approche de l'Allemagne a suscité un débat au sein du pays, certains se demandant si la poursuite des intérêts sécuritaires d'Israël devrait se faire au détriment des droits et des vies des Palestiniennes et Palestiniens. L'intensité de ce débat a démontré l'incroyable volatilité de cette question dans la société Allemande contemporaine.
Que signifie pour une nation de se réconcilier avec un aspect aussi significatif de son passé alors que sa population contemporaine manque de plus en plus de lien commun avec ce passé ? Les lois sur la nationalité Européennes ont défini depuis longtemps la citoyenneté selon les liens de sang. Et en effet, pour certaines personnes, la germanité implique toujours un lien ancestral avec l’époque Nazie - et une obligation morale nationalisée d'y faire face.
Mais les définitions de la Germanité ont changé de manière complexe tout au long du 21ème siècle, et les liens ancestraux directs ne sont plus des critères suffisants pour définir ce que signifie la germanité. Plus de 28 % de la population Allemande a un passé migratoire. Pour des personnes dont le parcours personnel ne peut être contenu dans les frontières Allemandes, l'appartenance peut être moins liée à une participation ancestrale au projet nazi - et à la culpabilité qui vient avec l'acceptation de reconnaitre sa responsabilité de l'Holocauste. Ces personnes ne le démontrent pas non plus par une allégeance inconditionnelle à un camp dans le conflit Israélo-Palestinien. Pour beaucoup, il s'agit davantage de faire face aux réalités sociales et politiques contemporaines, et l'identité nationale se forme autour de visions communes du rôle de l'Allemagne dans le monde. Alors l’insistance sur des notions de germanité qui ne reflètent plus les expériences vécues et héritées du peuple Allemand contemporain est susceptible de contribuer à un processus de désidentification et à l'érosion subséquente de la cohésion sociale.
Ce trouble identitaire se manifeste dans la politique Allemande actuelle, tant sur le plan national qu'international. L'antisémitisme n'est qu'une forme d'oppression ancrée structurellement dans l'organisation de l'État Allemand. Bien qu'il y ait une grande sensibilisation dans la société Allemande à ce sujet, l'intersectionnalité nous enseigne que les systèmes d'oppression s'entrecroisent. La concentration excessive sur l'un d'entre eux ne résoudra jamais de manière exhaustive les injustices, mais donnera plutôt à tout le monde, même ceux qui ne sont pas directement touchés par l'un des systèmes, un sentiment accru d’insécurité.
La concentration excessive sur l'antisémitisme et l'Holocauste a été un facteur important de la morale et de la conscience allemandes, mais cet article ne vise pas à démanteler ce sujet. Néanmoins, la focalisation exclusive sur ces questions a ironiquement abouti à une discrimination contre les diverses personnes Juives qui s'expriment contre le sionisme en Allemagne, et par conséquent, elles ont été réduites au silence et même attaquées avec des insultes antisémites et même étiquetées elles-mêmes comme antisémites. De plus, le fait de stigmatiser l'antisémitisme en lui donnant l’aspect d’un problème importé - souvent attribué aux immigrants de confession Musulmane - rejette la faute sur les personnes Allemandes non blanches et passe sous silence la persistance plus large de l'antisémitisme parmi les personnes Allemandes d'origine Européenne, ainsi que le problème plus général du racisme.
Le sujet de l'intégration en Allemagne doit être étudié en analysant la perspective de qui est inclus et qui est exclu des définitions dominantes de l'identité nationale. L'inclusion implique la reconnaissance et la participation au partage du pouvoir, même dans le processus de définition de l'identité en jeu. Cela attribue à la question de l’appartenance un caractère féministe – et cette question nécessite une attention particulière aux hiérarchies de pouvoir ancrées. Et tandis que le peuple Allemand est conscient de ses obligations historiques d'un côté, l'Allemagne semble nier ses obligations actuelles, tant sur le plan national qu’international, que ce soit envers le peuple Palestinien ou d'autres groupes. Ce fait suggère que l'Allemagne n'a pas encore tiré les leçons de son passé et ne comprend pas encore l'universalité des droits humains, d’où la supposition que le passé n'a pas encore été réévalué de manière holistique.
Le fait même d’aider à la perpétration d’un génocide est un crime contre l'humanité. Même si officiellement il reste à déterminer devant la cour internationale si Israël commet un génocide contre le peuple Palestinien à Gaza (et potentiellement au-delà), l'existence de cette affaire est déjà suffisante pour susciter des inquiétudes. En effet, les ventes d'armes Allemandes à Israël a décuplé depuis le 7 octobre, ce qui est "extrêmement préoccupant", comme le diraient généralement les Nations Unies et les responsables des "démocraties" Occidentales à propos de tout pays du Sud Global accusé de commettre des atrocités semblables à celles commises à Gaza. Mais personne n'est capable d'intervenir à ce stade, et l'Allemagne ouvre la voie à une nouvelle culpabilité historique à traiter dans ce siècle. Est-ce là notre nouvelle Staatsräson, la base de notre nouvelle identité Allemande repose-t-elle (une fois encore) sur la culpabilité ?
La partialité du discours depuis le 7 octobre conduit à la désidentification des personnes Allemandes d'origine migratoire, soient-elles nouvelles et anciennes, remettant en question les valeurs qui sont censées régir l’Allemagne. Des discours parallèles, un éclatement de la société et des récits dangereux émergent sur le plan national et se reflètent dans une politique étrangère discriminatoire. L'identité Allemande, louée pour avoir reconnu et surmonté les atrocités commises par sa propre nation pendant la Seconde Guerre mondiale, risque de s'effondrer si elle ne comprend pas que les leçons doivent s'appliquer aux injustices commises contre tous les peuples.
Dilek Gürsel est Directrice de programmes du Projet Paix & Sécurité dans la région MENA au sein de la Fondation Friedrich Ebert. Dans son travail, elle se concentre largement sur les approches féministes. Avant d'occuper ce poste, Dilek a occupé divers postes humanitaires dans la région MENA. Elle est titulaire d'un master en développement international de l’Université Sciences Po, Paris.
Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles de la Friedrich-Ebert-Stiftung.
Le Bureau Genre et Féminisme
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