27.06.2024

L’Exploitation Corporelle des Femmes dans la Reproduction Sociétale

Cet article met en relief comment la société fonde sa reproduction sur l’abus corporel des femmes pour servir et consolider les structures de pouvoir patriarcales et capitalistes. Cette pratique maintient donc les inégalités basées sur le genre et l'exploitation au sein des systèmes économiques.

Lorsque j'étais une jeune fille d’environ 10 ans, les membres de ma grande famille et les amis de mes parents me posaient des questions sur mes aspirations futures.

Je répondais avec timidité et fierté que je serai : « Médecin le jour et danseuse orientale la nuit. » Devant ma liberté d’expression, mes interlocuteurs avaient l’air bien amusé, des sourires et des rires se dessinant sur leur visage.

Même si cette annonce était complexe sur le plan logique, étant donné les modes de vie exigeants et contraignants des deux professions, il semblait que la barrière la plus difficile pour réaliser mon rêve était d'ordre social et surtout 'moral'. Comment pourrais-je être respectée en tant que médecin, si je devais danser devant des inconnus en toute liberté en portant des tenues qui ne seraient pas conformes à ce qui est « normalement accepté » ?

Le Corps des Femmes, un Chantier de Formation d’Identités Nationales

Au cours du siècle dernier, le corps des femmes a joué un rôle essentiel dans la formation de l'identité nationale et du pouvoir économique dans les pays du monde entier. Selon Deniz Kandiyoti, il est nécessaire d’analyser les processus de construction des nations des états modernes et leurs transformations socio-économiques pour bien saisir la situation complexe des femmes dans les sociétés de la région de l’Asie du Sud-Ouest et de l'Afrique du Nord (SWANA). Au début du 20e siècle, les réformatrices féministes ont concentré leurs efforts sur les réponses nationalistes à l'impérialisme et au colonialisme occidental, mettant ainsi les femmes au sein du fondement de la nation. Le corps des femmes représentait, en quelque sorte, un moyen par lequel les pays arabes pouvaient démontrer leur 'modernité' afin d'être considérés comme 'civilisés'.

Toutefois, l'échec du panarabisme, la montée des régimes autoritaires soutenus par les puissances occidentales et l'augmentation considérable des inégalités socio-économiques au cours des trois dernières décennies ont tous contribué à l’apparition d’un sentiment de désillusion populaire à l’égard du modèle national en place. Cette situation a ouvert la voie à la prolifération de récits religieux conservateurs dans le domaine sociopolitique. Les mouvements réactionnaires islamistes ont en partie façonné leurs identités en s’opposant à « l'Occident » sachant qu’au cœur de ces mouvements se trouvent des points de vue obsolètes et discriminatoires envers les femmes et les filles. Ces mêmes points de vue assujettissent tous les corps qui ne se conforment pas à la vision binaire normative. Le dénominateur commun entre ces mouvements religieux conservateurs et les mouvements nationalistes post- et dé-coloniaux est le corps des femmes servant de fondement à la formation de leurs identités.

Le port du voile chez les femmes musulmanes, par exemple, a été utilisé pour servir les récits conservateurs au sein des sociétés arabes et pour développer l'image de « l'autre immoral et vicieux ». Cet « Autre » est censé être l'Occident – ou du moins inspiré de ce dernier -, et dont les valeurs doivent être remises en question. Néanmoins, l’usage du voile comme une arme objectifie le corps des femmes et impose une « hiérarchie morale » aux sociétés locales. Les visions progressistes occidentales ainsi que les visions Islamiques conservatrices deviennent des instruments de surveillance et de contrôle des femmes, jugeant à la fois celles qui portent le voile et celles qui ne le portent pas. Dans les deux cas, le corps des femmes devient un chantier de visions politiques, souvent au détriment de l'autonomie corporelle des femmes.  

De plus, dans de nombreux pays arabes, les femmes n’ont pas le droit de transmettre leur nationalité à leurs enfants. En effet, de telles lois patriarcales marginalisent les femmes pour préserver l'image et l'identité du pays. Les femmes ne peuvent établir de relations sociales en dehors de leur groupe identitaire et, si elles choisissent de le faire, elles seront rejetées sous prétexte de préserver la fierté nationale. Parallèlement, cette forme de discrimination peut être considérée comme une intrusion violente dans l'autonomie corporelle des femmes et une atteinte à leur droit de vivre et d’aimer librement. En effet, la question de la nationalité est complexe et comporte de multiples facettes, et nous ne présentons ici qu'un seul aspect de cette problématique.

Des Symboles Assujettis et des Travailleuses Non Rémunérées

Dans leur quête d’une identité contemporaine moderne qui s’oppose à l’identité occidentale, les sociétés arabes ont choisi de placer le corps des femmes au cœur de leur « bataille contre l’Occident », plutôt que de recourir à la manière authentique et multidimensionnelle, respectueuse de la diversité présente dans la région. Puisque le corps des femmes a été instrumentalisé pour former l'identité nationale, ces dernières se voient alors priver de l'indépendance économique et sont empêchées d'atteindre toute autonomisation personnelle. Par conséquent, le corps des femmes ne reflète plus cette relation intime que chaque femme entretient avec soi-même grâce à ses propres expériences. Il devient plutôt l'arène où d'autres peuvent projeter leurs insécurités personnelles et leurs quêtes de pouvoir, soit-il économique, social ou personnel.

Une recherche approfondie sur la quête du pouvoir économique et sa relation avec le corps des femmes nous mène à examiner de manière critique le travail de soins. Les systèmes socio-économiques en place ne pourraient pas perdurer sans la contribution substantielle des personnes en charge du travail de soins non rémunéré(e)s. Ces derniers sont, en grande partie, des femmes et des filles. Ainsi, la reproduction de nos systèmes économiques repose en partie sur l'exploitation du corps des femmes et la dévalorisation des rôles des travailleuses de soins non rémunérés. Le fardeau des économies néolibérales – y compris leurs structures, institutions, processus et réalités vécues – dans la région SWANA influence profondément la vie des groupes marginalisés et discriminés. Par exemple, il incombe aux femmes arabes d’effectuer une grande partie du travail non rémunéré : 80 à 90 % de tout le travail de soins non rémunéré est effectué par des femmes.

À l'inverse, le travail non rémunéré représente une part considérable du PIB, allant d'environ 9 % à 20 %. Cela indique une importante contribution à l'économie, souvent négligée dans les mesures économiques conventionnelles. Dans un monde capitaliste régit par l'accès à l'argent et au pouvoir, les personnes en charge du travail de soins non rémunéré occupent « le bas de l'échelle ». Les femmes se retrouvent ainsi partiellement enfermées dans un rôle de pourvoyeuses de soins qui les prive, en quelque sorte, de l'indépendance économique : elles manquent de temps, de ressources et de soutien.

Instruites mais au Chômage

Le colonialisme occidental a joué un rôle important dans les dynamiques politiques et socio-économiques contemporaines de la région SWANA. Le colonialisme, dans son essence et ses manifestations, était intrinsèquement discriminatoire, racialisé, genré et tourné vers l’exploitation. Leila Ahmad, dans ses écrits sur le « Changement social et intellectuel » au Moyen-Orient, souligne que l'occupation britannique a limité l'expansion de l'éducation en Égypte, excluant particulièrement les filles. En imposant des frais de scolarité, l'accès à l'école pour les classes inférieures a été réduit. Ensuite, avec l’augmentation des frais de l'école primaire, le taux d’inscriptions a baissé en raison du grand nombre de candidats. Il en résulte que l'accès des filles à l'éducation primaire a été affecté négativement. En effet, les familles préféraient envoyer les garçons à l'école et garder les filles à la maison pour effectuer les tâches domestiques et se préparer au mariage.

A l’heure actuelle, l'Indice Mondial de l'Écart entre les Genres de 2023 classe la région arabe en dernière position mondiale en ce qui concerne la promotion de l'égalité des genres, avec un score de 62,6 %. Cela montre une baisse de 0,9 % par rapport au score de 63,4 % en 2022. L'accès à l'éducation est le seul élément du score où la région dépasse la moyenne des pays en développement à faible revenu. Sinon, la région arabe se classe en bas de liste pour les autres paramètres concernant la participation économique des femmes, leur santé et leur survie, ainsi que leur participation politique. Le manque de politiques ciblant la participation des femmes au marché du travail, la prévalence des normes patriarcales et le rôle des différences culturelles « imposées » sont tous des facteurs majeurs qui entravent l'autonomisation économique des femmes.

Ces éléments réunis placent les femmes dans une situation contradictoire en apparence : elles sont, en effet, plus nombreuses que les hommes dans l'enseignement supérieur. Néanmoins, le niveau de leur participation au marché du travail est parmi les plus bas au monde. Autrement dit, nos sociétés « produisent » des femmes instruites mais les maintiennent sous contrôle hermétique qui assure la reproduction sociétale sans permettre aux femmes elles-mêmes de s'épanouir. Les femmes instruites deviennent à leur tour des mères instruites qui seront capables d'éduquer leurs enfants correctement et d'être en quelque sorte des pourvoyeuses de soins intellectuelles. Le système politico-économique place les femmes au cœur du processus de la reproduction sociétale, tout en contrôlant leur autonomie corporelle. Kandiyoti a soutenu que le fait de présenter les femmes comme garantes de l'éducation des enfants et façonneuses des idéologies de leurs familles a rendu leur présence cruciale pour la vie de la nation mais n'a pas contribué à leur émancipation. Les femmes jouent ainsi un rôle bien spécifique, mais elles sont emprisonnées dans une cage afin de maintenir et reproduire les systèmes de pouvoir souhaités.

Aujourd'hui, je peux dire avec fierté que j'ai trouvé l'harmonie que je recherchais pendant mon enfance. Je souhaite que chaque corps puisse vivre et incarner ce qu'il ressent au plus profond de lui-même.

Hind Hamdan met en avant la compassion, l'intégrité, la bienveillance et l’engagement. Elle est passionnée de mer, et croit au pouvoir de la guérison communautaire et cosmique. Elle est également spécialiste en matière de genre et en développement socio-économique, ainsi qu’écrivaine et formatrice féministe.

Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles de la Friedrich-Ebert-Stiftung.

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