20.06.2024

La manosphère arabe: une nouvelle vague de misogynie occidentale dans la région MENA

Cet article explore la manosphère ainsi que quelques tendances récentes y ayant lieu, notamment la contre-attaque genrée apparue parmi des hommes déçus par leur rôles sociaux et économiques actuels sous le néolibéralisme.

« Il y a un joli poème, je pense qu’il est en arabe. Je ne sais pas qui l’a écrit. Le poète dit : le stress est le mien, la paix est la tienne. La tristesse est la mienne, le bonheur est le tien. Mais toi tu es la mienne. Il écrit à sa femme et lui dit : ma vie n’est pas amusante. Ma vie est pleine de stress et de peine. Elle est pénible et difficile. Tu as une vie agréable. Je te l’offre, mais je t’obtiens par extension. C’est pourquoi ça vaut la peine à mon avis. » - Andrew Tate

Il est presque impossible d’être un.e utilisateur.trice avide de l’internet sans tomber sur le contenu d’Andrew Tate. Il est parmi le grand nombre d’hommes cishet qui possèdent des microphones et qui s’engagent en permanence dans des discussions et des diffusions en direct portant sur les femmes, leurs corps, leurs rôles de genre et leurs relations au sein de la « manosphère ». Dans cet article, j’aborderai cette manosphère ainsi que quelques tendances récentes y ayant lieu, notamment la contre-attaque genrée apparue parmi des hommes déçus par leur rôles sociaux et économiques actuels sous le néolibéralisme.

La manosphère

La manosphère consiste d’une collection de blogs, de chaînes, de forums, de créateurs de contenu, d’influenceurs et de sous-cultures cultivées par des hommes et pour les hommes en ligne. Ce contenu est varié en forme ainsi qu’en idéologie. Certains créateurs s’identifient comme étant « involontairement célibataires » (INCELs) (càd qu’ils sont condamnés à être seuls et célibataires à cause de leur physique peu attirant), d’autres comme des pères célibataires opprimés et d’autres comme des séparatistes du genre (ou des hommes qui veulent vivre à leur façon, sans les femmes).

L’idéologie la plus répandue dans cet espace numérique est basée sur la métaphore de la « Red Pill » (pilule rouge) : un motif emprunté du film The Matrix. Les adhérents à cette idéologie prétendent que le monde qu’ils étaient élevés à y croire est loin d’être réel. Selon les “redpillers” (preneurs de pilule rouge), les hommes ne sont pas privilégiés en réalité et le patriarcat n’existe pas. Les femmes contrôlent plutôt tout en utilisant le sexe comme outil de manipulation pour obtenir ce qu’elles veulent. Les femmes possèdent le vrai pouvoir. Les adhérents à cette idéologie prétendent également avoir choisi de prendre la « pilule rouge » pour atteindre une pleine conscience de cette vérité. Ceux qui refusent d’accepter cette vérité sont appelés des “bluepillers » (preneurs de pilule bleue). Ces derniers, comme la majorité de la société, se permettent de renoncer à une fausse conscience, tenant ainsi à une fausse réalité.

La manosphère est fondée sur l’exploitation économique et émotionnelle. Ce qu’on appelle les “leaders d’opinion” de ces espaces comme Andrew Tate exploitent les anxiétés réelles des hommes liées à l’incertitude économique et flattent leur désir d’avoir des solutions facilement accessibles. En ces temps d’ascension des gouvernements et factions de droite – et vu l’adoption de politiques d’austérité rigoureuses néolibérales dans le monde entier – les jeunes hommes se trouvent incapables de remplir leurs rôles « masculins » imposés par la société et qui exigent d’eux l’emploi réussi, l’autonomie et la capacité de subvenir aux besoins d’une famille. Au lieu de diriger cette frustration et cette colère envers les origines politiques de l’injustice économique – comme les politiques exploitatrices – les influenceurs de la manosphère se servent du féminisme comme bouc émissaire pour justifier leurs échecs et promouvoir des idées individualistes de la réussite parmi les « redpillers ».

Pour devenir un homme réussi, les « redpillers » proposent de suivre deux étapes : en premier lieu, il faut se séparer des femmes féministes, promiscues et masculines, et ensuite se concentrer sur la poursuite des ambitions capitalistes. La première étape est facile à suivre. Il existe assez de misogynie dans le monde, et il est facile aux leaders d’opinion de la manosphère de mener les lecteurs à interpréter le rejet d’une partenaire romantique ou sexuelle potentielle comme faisant partie d’un complot plus large contre les hommes. La deuxième étape est pourtant beaucoup plus difficile et même futile pour les hommes. La colère dirigée vers les femmes ne fait en aucune manière face aux obstacles empêchant la réussite économique.

Je trouve cette deuxième étape remarquablement trompeuse. Les influenceurs de la manosphère, qui gagnent leur argent à travers le contenu polarisé et controversé qui génère l’engagement, sont également en train de vendre des cours sur le développement commercial et la réussite économique. Le cours en ligne d’Andrew Tate intitulé « Hustlers University » (Université des arnaqueurs) compte actuellement 240,000 étudiants et génère des revenus mensuels estimés à 5 millions de dollars. Il est en train de dire aux jeunes hommes qu’ils peuvent gagner de l’argent et devenir millionnaires alors que la majorité de sa richesse provient de la vente de doux rêves.

La manosphère arabe et la culture de podcast masculine

Le féminisme dans la région arabe et arabophone est souvent représenté comme étant une importation occidentale par les antiféministes qui ignorent les racines indigènes de la lutte féministe décoloniale dans la région. Pourtant, l’intrusion de la manosphère dans la sphère numérique arabe est un exemple clair sur l’importation de la misogynie occidentale à la région. Ceci s’effectue à travers l’adoption d’un langage, de motifs et d’arguments adaptés à nos contextes locaux. Il n’est certes pas question de nier la présence de misogynie et de sexisme depuis longtemps dans le monde arabe, mais de montrer que le sexisme de la manosphère est en soi une forme de colonisation intellectuelle.

Selon les antiféministes arabes, l’Occident a toujours été un espace de promiscuité, et son libéralisme représente un cancer intrusif pour la région. Paradoxalement, c’est les créateurs de contenu occidentaux de plus en plus connus de la manosphère qui sont devenus les idoles et sources d’inspiration des antiféministes arabes. Nous témoignons aujourd’hui la naissance de créateurs de contenu qui imitent le langage et les maniérismes d’Andrew Tate et prêchent la pilule de vérité afin d’accéder à la réussite interne, atteindre la masculinité et soumettre les femmes. Qu’ils se disent « redpillers » ou qu’ils organisent simplement des podcasts pour aborder les désastres infligés par le féminisme, ils vendent une misogynie au goût moderne qui attire les jeunes, solitaires et financièrement instables.

Les podcasteurs de la manosphère propagent le darwinisme social, la biologie déterministe et psychologie sociale décontextualisée pour soutenir leurs arguments en faveur de l’inégalité et la soumission des femmes. Ils choisissent des extraits écrits par des philosophes et penseurs comme Aristote et Carl Jung pour rationaliser la misogynie sur laquelle ils s’appuient afin d’augmenter leurs nombres d’abonné.e.s. Même le langage qu’ils utilisent est manipulateur. Dans son entretien pour Finjan, Adnan Maatouk insiste sur l’idée que le précepte islamique qui permet à l’homme de se marier avec quatre femmes différentes s’appuie sur une base biologique. Il évoque également des pratiques préislamiques selon lesquelles la femme avait plusieurs époux et soumet la femme comme étant l’objet du verbe, donnant ainsi le pouvoir d’action aux « quatre hommes qui prenaient la même femme pour épouse ».

Tout comme leurs homologues occidentaux, beaucoup de leaders d’opinion de la manosphère gagnent de l’argent à travers l’exploitation des anxiétés financières de leur public. Par exemple, le streamer sur YouTube « Red Pill Arabic » (Pilule rouge arabe) encourage ses spectateurs dans chacune de ses vidéos à acheter des séances de coaching avec lui afin de libérer leur potentiel masculin, devenir des leaders, et garder leurs femmes sur la bonne voie. Dans l’une de ses vidéos, il provoque même ses clients potentiels en leur disant qu’ils devraient être assez virils pour trouver les moyens de payer, que ce soit par crédit ou par bitcoin. Sinon, le streamer laisse entendre qu’il ne pourrait pas continuer sa mission héroïque de gagner l’argent au compte de ses clients. Enfin, rien n’est aussi viril que gagner de l’argent – être un entrepreneur alpha dans un océan d’employés beta.

Une autre forme d’inégalité du genre émerge suite à la manosphère arabe. Vu l’accès plus « démocratisé » à l’internet dans un contexte où l’égalité matérielle du genre n’existe pas, ce sont principalement les hommes qui se sentent libres de perpétuer leurs idées en ligne, étant donné qu’ils ont beaucoup moins à perdre que les femmes. Cela signifie la création de plus de contenu par des hommes qui prêchent la misogynie, et moins de contenu par des femmes qui ripostent.

La cellule familiale sous le néolibéralisme

« Une femme m’a dit : Ô vous les gens ! Le féminisme s’interpose entre une mère et sa relation avec ses enfants. Une mère pourrait même dire à ses enfants : « Je vous ai beaucoup donné. Que recevrai-je en échange ? » Depuis quand la famille est-elle construite de cette manière ? Nous avons transformé la famille d’une entité légale compatissante à un contrat basé sur des transactions entre ses membres. Le monde est perdu. » Dr. Alaa Nassif pour le podcast Murabba

La famille nucléaire hétérosexuelle avec sa division sexuelle du travail est le filet de survie le plus sûr lorsque les crises économiques sont plus graves que jamais. La droite le sait, et les créateurs de contenu de la manosphère le savent aussi. C’est pourquoi ils évoquent toujours la nostalgie familiale dans leurs discours. Ils se présentent toujours pour donner une solution préemballée à toute anxiété financière : Voulez-vous assumer votre rôle « masculin » (càd : celui du fournisseur financièrement stable) ? Ramenez le bon vieux temps. Ramenez la famille.

Les leaders d’opinion de la manosphère deviennent des prêcheurs du néolibéralisme parce qu’en l’absence d’Etat providence et de système de protection sociale, les personnes doivent s’appuyer sur leurs familles pour obtenir le soutien dont elles ont besoin. Nous avons témoigné cette réalité durant les premières années de la pandémie du Covid-19, et nous la témoignons toujours dans les contextes où les taux de chômage et de pauvreté sont en croissance. C’est dans ces mêmes contextes que le rôle de la famille nucléaire nostalgique et de sa division sexuelle du travail s’éclaircit le plus. Les femmes sont « renvoyées » à la cuisine et s’occupent du bien-être de leur famille à travers le travail sexuel et reproductif, alors que les hommes peuvent assumer leur rôle de « fournisseur ». Ceci crée l’illusion d’avoir atteint le mode de vie plus abordable des générations précédentes. Cette stabilité n’est restituée qu’à travers le maintien des normes et traditions patriarcales et la lutte contre « l’idéologie du genre » qui infiltre apparemment nos sociétés.

Les hommes de la manosphère sont encouragés à blâmer les gains féministes réalisés dans les dernières décennies pour leur propre désillusion à l’égard de leurs conditions économiques. Le chômage est perçu comme un symptôme de l’inclusion des femmes dans le marché du travail. La solitude masculine est perçue comme un résultat de l’accès des femmes au divorce ou de leur choix de se marier tard. L’accès des femmes à la contraception et l’avortement est également considéré comme une privation des hommes des joies de la paternité. Les critères qu’imposent les femmes dans leurs rencontres deviennent de plus en plus élevés alors qu’elles acquièrent plus de sécurité et d’indépendance financière. Les hommes ne peuvent même plus flirter avec les femmes ou les poursuivre « naturellement » parce que le mouvement #metoo a criminalisé les instincts naturels des hommes. Toutes ces petites victoires pour les femmes ont induit des pertes immenses pour les hommes. Les hommes se considèrent victimes de l’intégration des questions de genre, bien que cette victimisation soit vide de toute compréhension structurelle de l’oppression.

Les hommes arabes partagent ces sentiments de victime parce qu’ils considèrent que certains changements dans la région nuisent aux normes traditionnelles et à la masculinité. Ces changements sont pourtant minimes et lents. Certaines représentations des personnes queer sur les réseaux sociaux sont exagérées et considérées comme une menace. Les femmes qui participent au marché du travail sont perçues comme une compétition, mais leur double exploitation n’est cependant pas reconnue.  Les groupes militants ainsi que les organisations de la société civile et les organisations non-gouvernementales qui mènent des efforts de plaidoyer ou de sensibilisation sur les questions de mariage d’enfants, de violence familiale et de santé sexuelle et reproductive sont considérés des intrus à la culture locale. Bien qu’il existe une critique très légitime du financement étranger, les antiféministes ne s’appuient pas dans leurs arguments sur une perspective décoloniale. Il s’agit plutôt d’une tentative d’illustrer un comportement régressif et abusif comme étant une pratique culturelle sacrée que les féministes détruisent. Face à cette destruction, les hommes de la manosphère ripostent pour reprendre le pouvoir, même si ce pouvoir n’ait jamais quitté leurs mains.

Les créateurs de contenu de la manosphère arabe font partie d’une contre-attaque genrée qui envahit le monde, une contre-attaque que nous devons toutes et tous combattre comme féministes. Les anxiétés économiques inhérentes à ce mouvement masculiniste méritent d’être examinées et intégrées dans notre compréhension des formes modernes de misogynie. Nous devons récupérer les crises de la droite (ainsi que ses leaders d’opinion, ses créateurs de contenu de la manosphère, ses bros de podcast, etc.) et les reformuler dans le cadre d’une politique anticapitaliste, féministe et antiraciste. La vie des hommes, leurs rôles et leurs angoisses liées à la solitude ne peuvent pas être simplement ridiculisés et rejetés comme étant non-existants, surtout lorsqu’ils impactent une génération qui prend l’espace en ligne comme source de toute information sur le monde. Cet impact ne se limite pas à l’engagement avec la misogynie en ligne, mais s’étend aux interactions des jeunes hommes avec les femmes dans leurs vies, qu’elles soient des membres de leurs familles, des amies, des partenaires, ou des inconnues. Pour faire face à ces discours violents répandus dans l’espace numérique, il est évident que nous féministes devons nous servir des outils numériques non seulement pour lutter contre cette vague, mais également pour produire notre propre contenu ainsi que nos propres recherches et connaissances qui contestent les réponses faciles et misogynes à ces anxiétés socioéconomiques.

Sarah Kaddoura est une militante féministe et chercheuse palestinienne, passionnée par la justice sociale, les jeux vidéo et les cybercultures. Elle réalise des vidéos sur tout ce qui concerne le féminisme sur sa chaîne "Haki Nasawi".

Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles de la Friedrich-Ebert-Stiftung.

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