L'article aborde les espaces queer à Beyrouth d'un point de vue économique, en explorant comment les exclusions au sein de ces espaces sont nuancées et complexes. Il met en lumière comment ces espaces favorisent ceux qui peuvent se conformer à des identités et des modes de vie spécifiques, reproduisant ainsi les mêmes inégalités sociales qu'ils étaient censés contester.
Cela fait déjà neuf mois depuis mon arrivée à Beyrouth. J’habite encore la chambre minuscule que j’ai louée à mon arrivée. Je pensais que ça allait être un arrêt au stand, une étape temporaire, mais m’y voilà encore.
J’ai eu du mal à trouver des petits boulots payants, et je n’ai donc pas économisé d’argent ce mois. La soirée de la semaine dernière était une erreur. J’aurai dû penser deux fois à ma tenue : prendre deux bus en me faisant zyeuter et siffler n’était pas très agréable. J’arrivais à sentir les yeux sur mes jambes dénudées, à tel point que je tirais sur mon haut pour les couvrir. Ma mère n’arrêtait pas de m’appeler et j’avais dû inventer mille excuses pour expliquer pourquoi je ne lui avais pas répondu de la journée.
La soirée était bizarre, et je ne m’y sentais pas à l’aise. Les gens semblaient se connaitre et avaient l’air confortables les uns avec les autres- une dynamique que je ne maitrisais pas encore. Je n’ai pu aborder aucune fille, parce que je n’arrivais pas à me détendre avec une seule bière. Une seule bière, c’était tout ce que je pouvais me permettre, car je devais économiser pour prendre un taxi au retour, étant donné que les bus arrêtaient de circuler à 18h. Je n’ai jamais compris comment aborder des filles dans ce genre de soirées. Est-ce que je drague assez ou est-ce que je franchis une ligne ? Tout le monde y était queer de façon intimidante – cool, maigre, intelligent.e et saoul.e. Et puis il y avait moi, j’étais tout ce qu’iels n’étaient pas.
En y repensant a la lumière de qui est inclus et qui ne l’est pas au sein de ces espaces queer, la question d’identité s’éloigne du qui, et se rapproche plutôt du pourquoi et du comment, dévoilant ainsi des dynamiques d’appartenance et d’aliénation. Ces questions posent problème parce qu’elles reflètent une hégémonie qui persiste même dans le discours queer : la supposition que certaines identités sont elles-mêmes le problème.
Exclure certaines identités des espaces d’appartenance reproduit l’hétéronormativité obligatoire qui est, à la base, la raison d’être des espaces sûrs queer. Si les individus queer n’étaient pas exclus du reste de la société, pourquoi ressentiraient-iels le besoin de créer leurs propres espaces ? L’exclus, ou « l’autre » existe seulement en relation à l’identité dominante qui définit « l’autre » comme étranger, extérieur au « nous ».
Ainsi, la question de l’exclusion des personnes queer des espace queer devient : comment la queerness se normalise-t-elle, et comment l’anti-normativité se reproduit-elle dans un cadre normatif ? Les années que j’ai passé à essayer de comprendre l’identité queer à Beyrouth, ont fini par me faire réaliser le rôle que la consommation joue dans la favorisation du sentiment d’appartenance au sein des groupes queer. Cela ne veut pas dire que l’identité queer ne peut pas être analysée d’un angle socio-politique, mais que la perspective économique s’adapte mieux aux expériences de l’identité queer marginalisée dans les milieux postmodernes et capitalistes de Beyrouth.
Aujourd’hui, je suis sortie avec une fille que j’ai rencontrée en cours de français il y a quelque temps. Nous aimions toutes les deux Camus, ce qui nous a permis de passer d’échanges de sourires gênés à de vraies conversations. Elle était à Beyrouth pour quelques jours et avait exprimé l’envie d’aller quelque part où elle pouvait tenir la main d’une autre fille sans se faire dévisager.
Sauf que tout le monde nous avait dévisagé. Nour portait le voile, et même si je croyais que ça n’allait pas poser problème, le voile de Nour avait perturbé le statu quo de ce qui semblait être un café queer devenu bar après 16h. Je voyais tout le monde la regarder. Quand elle a commandé un thé, on lui a répondu que le bar-café ne servait pas de boissons chaudes après 16h. Elle a donc commandé un soda, ce à quoi on lui répondit : « ce sera tout ?» – tout en sachant qu’elle n’allait clairement pas commander un cocktail, mais on a tenu tout de même à nous faire comprendre qu’iels savaient et que ça les dérangeait.
Dans les sociétés non occidentales, les sexualités queer et les expressions de genre opéraient différemment avant l’arrivée des pouvoirs coloniaux. L’homosexualité n’était même pas un concept ; nous avions plutôt des formes de ce qu’on pourrait qualifier au mieux d’homoérotisme, compte tenu des limites du vocabulaire anglais pour exprimer des formes de relations si étrangères à sa culture. Sauf que l’universalisation des droits queer comme faisant partie intégrante des droits humain s’est accompagné de l’imposition des catégories occidentales queer – lesbienne, gay, bisexuel.le- aux formes d’identités queer non-occidentales. Cette standardisation des catégories de genre et de sexualité nie et efface les autres formulations de la queerness qui ont précédé la colonisation occidentale dans de nombreuses régions du monde.
La catégorisation des sexualités réduit la reconnaissance queer à une simple « visibilité », créant ainsi un cycle où la culture queer est marchandisée, et où les individus queer sont poussés à se conformer à certaines pratiques de consommation pour être perçu·e·s comme faisant partie de cette culture. Être queer devient ainsi défini par la présence à la fois du consommateur et du consommé—produits, modes de vie, expériences, etc. Par un cycle continu, le capitalisme marchandise la culture queer pour la transformer en biens de consommation, vendant un mode de vie qui exige un entretien constant et donc une consommation constante.
Lier la reconnaissance au consumérisme crée une culture qui prospère sur des images stéréotypées de la queerness, produisant et reproduisant des stéréotypes à travers cette consommation. Prenons les hommes gays, souvent représentés dans les médias de masse comme flamboyants, stylés, et qui font souvent la fête. Cette image est devenue la définition du marché gay, qui reproduit cette image à travers la production de masse de biens consommables qui constituent ce mode de vie, niant ainsi d'autres manières d'être gay. Ici, le système capitaliste et la culture queer dominante se renforcent mutuellement dans une symbiose entre l'économie et la culture. Cela ne signifie bien sûr pas que la culture queer trouve son seul sens dans son rôle au sein du cycle capitaliste de production et de consommation, mais plutôt qu'il s'agit de comprendre les manifestations du capitalisme au sein des communautés et des groupes.
Dans le contexte libanais, l'image queer marchandisée, très limitée dans sa représentation des diversités de classe et de culture, a exclu les personnes queer plus religieuses, moins riches, conservatrices, migrantes, réfugiées, et toutes celles qui ne sont pas queer de façon normative. Cela expliquerait peut-être pourquoi la sexualité de Nour est sans cesse remise en question dans les espaces queer – parce qu'une lesbienne portant le hijab n'est pas l'image typique qui vient à l'esprit lorsqu'on pense aux lesbiennes.
Je pense que je commence à comprendre la géographie de Beyrouth (enfin... plus ou moins). La plupart des espaces queer se situent dans les quartiers cosmopolites et gentrifiés, des espaces inaccessibles pour celles et ceux qui ne peuvent se permettre un mode de vie de classe moyenne devenu de plus en plus cher et hors de portée d'une grande partie de la population depuis la crise économique de 2019. Cela place les personnes queer qui souhaitent accéder à certains espaces dans une position de vulnérabilité, car elles sont poussées vers des sociétés qui leurs sont extérieures et qui sont hétéronormatives et souvent homophobes. Bien sûr, je n’accède pas à ces quartiers par un portail jonché d’un gardien qui décide si j’ai l’air assez cool pour me laisser y entrer. Mais le fait que je galère pour payer les frais de transport requis pour arriver à ces endroits où même le plus abordable des cocktails coute 8.00 $ en dit long sur qui est bienvenu et qui ne l’est pas.
« Tu ne peux pas toujours être sûre de ne pas être vue par quelqu’un que tu connais de l’extérieur. » C’est ce que m’a dit un ami le jour où je suis arrivée – le souffle court – après avoir couru derrière le bus 15 pour le rattraper. Je n’étais pas sûre, mais j’ai cru apercevoir le propriétaire de mon logement et sa femme en chemin. Mon ami continua : « Prends toujours une veste avec toi ! » Il semblait me gronder pour les nombreuses fois où je m’étais retrouvée dans cette situation, habillée de manière à laisser percevoir ma queerness au public. « Il y a tellement de limites à la façon dont tu peux t’exprimer, en raison des normes, et combien il faut être privilégié·e pour s’exprimer de manière non-normative. Tu sais qu’on n’a pas de voiture pour aller aux fêtes. On doit y être conduit·e·s, on ne peut donc pas se changer dans une voiture – alors pourquoi se donner la peine ! »
L’exclusion des espaces queer commence bien avant l’arrivée sur place. Les normes d'acceptation nous contraignent à une situation de « tout ou rien » : soit incarner les stéréotypes et risquer notre sécurité avant même d’arriver, soit dissimuler nos identités et faire face au rejet et aux micro-agressions au sein de l’espace queer. Et je me retrouvais toujours à essayer de trouver une faille ou une stratégie qui pourrait me permettre de bénéficier des deux mondes.
À Beyrouth gentrifiée, les espaces queer contribuent davantage à la gentrification de la ville en établissant certains quartiers comme des refuges face aux luttes quotidiennes. Ces espaces visent à mettre en avant la modernité du Liban dans une région marquée par le conservatisme. Beyrouth est dépeinte comme une ville progressive, contrastant avec le reste du monde arabe, présenté comme résistant au changement. Cette image non seulement renforce les inégalités et aggrave la ségrégation sociale à Beyrouth, mais alimente également le discours orientaliste sur l’infériorité de la culture arabe, où tout ce qui est occidental est valorisé, et tout le reste est stigmatisé et repoussé davantage. Ainsi, les espaces sont construits sur la base de l’exclusion ; ils excluent les queer « indésirables » pour créer un site attractif pour les investisseurs étrangers.
Les espaces queer que j'ai trouvés ici n'étaient pas les refuges contre l'oppression hétéronormative que j'avais imaginés, mais étaient plutôt soigneusement sélectionnés. Ma liberté imaginée avait été limitée par des attentes sur la manière de se présenter, les personnes avec qui se lier d'amitié, et où appartenir. La liberté queer à Beyrouth existait, mais elle exigeait un capital, à la fois social et financier.
Après toutes ces années, je réalise en fait que (ne pas) être queer chez soi semblait plus facile qu'être queer à Beyrouth.
Assil est chercheuse et consultante en genre. Elle vient récemment d'obtenir un Master en Études de Genre. Ses intérêts se concentrent principalement sur les relations entre les formations d'identité et les espaces urbains, les études queer et l'histoire orale féministe.
Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles de la Friedrich-Ebert-Stiftung.
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