Cet article explore comment la commodification néolibérale des menstruations a maintenu la stigmatisation et l'inconfort, tout en plaidant pour une approche holistique de la justice menstruelle. Il met l'accent sur le besoin pressant de rendre les produits menstruels accessibles et appelle à une redéfinition des perceptions sociétales des expériences menstruelles, notamment en pleine crise économique au Liban.
Depuis des décennies, les menstruations sont exploitées, partout dans le monde, par un système néolibéral qui tire profit de la marchandisation des besoins fondamentaux. L’industrie des produits menstruels - qui n’hésite pas à sponsoriser la Journée de l'Hygiène Menstruelle organisée par WASH United depuis une dizaine d’années - a longtemps manqué de transparence quant à la composition de ses produits. Le secteur a, en effet, peu investi dans le confort des utilisatrices tout en renforçant la stigmatisation autour du sujet des règles. Des journalistes et activistes féministes ont attiré l'attention sur l’invisibilité du sang menstruel et de l'expérience menstruelle en général dans les publicités. Ces dernières utilisent du liquide bleu ou violet pour illustrer le sang menstruel sur des serviettes à motifs floraux, tandis que des protagonistes habillées en blanc pratiquent des sports extrême. L’invisibilisation du sang menstruel n’est pas seulement visuelle : en 2023, une équipe de scientifiques a révélé que la capacité d'absorption des produits menstruels est testée avec une solution saline au lieu du véritable sang menstruel, illustrant ainsi une déconnexion profonde entre le développement des produits, la santé, et le confort des personnes menstruées.
Le tabou autour des expériences menstruelles est lourd de conséquences : le sujet est exclu des conversations publiques et politiques. Les effets de ce silence sont particulièrement visibles au Liban, où de nombreuses crises – y compris un effondrement financier et économique sans précédent, un État néolibéral et la transposition des services sociaux à des organisations non gouvernementales, accentuent l'individualisation et la dépolitisation des questions liées aux menstruations.
La précarité menstruelle est souvent limitée au manque d’accès aux produits menstruels de base. En adoptant une approche globale fondée sur la notion de justice menstruelle, nous allons au-delà de solutions rapides, comme la distribution de serviettes périodiques jetables. Cette perspective basée sur la notion de justice intègre divers éléments indépendamment de la situation économique, de l'identité de genre, du statut légal, du niveau d'éducation, des privilèges et du handicap des personnes qui ont leur règles : l'accès à une variété de produits pour répondre aux besoins de chacune tout au long de leur cycle, l'accès à des toilettes propres et privées, l'accès à l'éducation et à la recherche nécessaires pour des soins menstruels adéquats, et l'accès à un environnement bienveillant et soutenant pour parler de menstruation sans jugement. Le progrès dans ces domaines a été particulièrement entravé par les disparités institutionnelles qui touchent les financement de la recherche dans les domaines genrés comme les menstruations.
Au cours des quatre dernières années, le Liban a été confronté à une crise financière qui a nettement aggravé les problèmes préexistants, tels que la pauvreté extrême, l'insécurité alimentaire, le décrochage scolaire, la précarité menstruelle et le manque d'accès à l'eau. La question de la précarité menstruelle a pris de l’ampleur lorsque le gouvernement a publié une liste de produits essentiels subventionnés pour pallier les effets de l'hyperinflation sur les ménages : les rasoirs étaient inclus, mais les produits menstruels ne l'étaient pas. Des journalistes indépendants ont souligné ce « deux poids, deux mesures » patriarcal ainsi que le manque d’analyse genrée dans les décisions de politiques publiques marginalisant les personnes qui ont leurs règles au Liban.
Depuis 2020, de nombreuses initiatives visant à lutter contre la précarité menstruelle ont vu le jour. Elles sont menées par des groupes nouvellement formés ainsi que par des ONG locales et des ONG internationales. Après l'explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, les efforts se sont intensifiés pour collecter des produits menstruels et lever des fonds. En l'absence de solutions structurelles à la crise économique et financière, les ONG ont joué un rôle prépondérant, dans la provision, bien que limitée, de services sociaux : une suite logique du statu quo d’après-guerre qui consiste à trouver des solutions palliatives aux problèmes structurels en déléguant la responsabilité de l’Etat libanais aux organisations non-gouvernementales locales et internationales. Ce transfert de la responsabilité et de l’engagement a engendré de nombreux problèmes : une opacité quant à l’allocation des fonds, la déresponsabilisation de l'État face aux besoins fondamentaux de sa population, la duplication d’actions, la logique de ‘projets’, la dépendance aux bailleurs externes qui ont leurs propres agendas, et la professionnalisation de l'activisme politique entraînant une dépolitisation du discours et de l'action. Dans le cas présent, cela s’est traduit par l’intégration limitée du concept de justice menstruelle par le secteur de l'aide et de développement qui se reflète dans la façon dont le sujet est traité.
Le secteur des ONG, qui reflète le néolibéralisme confessionnel de l'État libanais, reprend à son tour des stéréotypes racistes, confessionnels, et classistes dans les conversations sur la précarité menstruelle, en particulier en ce qui concerne l'acceptation de produits menstruels alternatifs. Les réfugiées syriennes et palestiniennes au Liban, par exemple, sont souvent dépeintes comme de passifs bénéficiaires d’aide étrangère et présentées comme des communautés aux croyances plus conservatrices que leurs homologues libanaises.
Le marché des produits menstruels au Liban est composé d'entreprises sociales et de commerces locaux. Certains travaillent à déstigmatiser les menstruations tout en fournissant des produits alternatifs aux serviettes jetables, alors que d'autres se concentrent uniquement sur les aspects de vente ou de distribution. Ils ciblent différents publics, collaborant parfois avec des ONG internationales et des ONG nationales pour distribuer leurs produits.
Certaines entreprises sociales au Liban travaillent avec des femmes pour produire localement des serviettes menstruelles réutilisables, dans le but de promouvoir l'indépendance économique des femmes dans les camps de réfugiés, tout en offrant des alternatives réutilisables. Lors de la présentation de leurs produits dans différentes communautés à travers le Liban, ces entreprises organisent des séances de sensibilisation aux menstruations et à l'indépendance économique des femmes qui fabriquent les serviettes, d’une part, et des utilisatrices, d’autre part.
D'autres produits réutilisables, tels que les coupes (cups) et les culottes menstruelles, ont pris de l’ampleur sur le marché entre 2019 et 2022, à un moment où le pouvoir d’achat d’une grande partie de la population au Liban diminuait en raison de l'hyperinflation. À la différence des serviette réutilisables, les cups et culottes n’ont pas été autant été intégrées aux programmes d’aides et autres activités des ONG : cela soulève la question de l’accessibilité de ces produits aux catégories marginalisées de la société. Au lieu de cela, elles sont principalement vendues en ligne, et généralement dans des magasins éco-responsables plus ou moins onéreux de Beyrouth et dans ses banlieues à majorité chrétienne. Les campagnes de ces marques sur les réseaux sociaux ciblent les adolescent.e.s et jeunes adultes des classes moyennes et supérieures, excluant ainsi une grande partie des personnes qui ont leurs règles au Liban. Certaines marques reprennent les clichés des publicités précédemment mentionnées, présentant une version édulcorée de l'expérience menstruelle.
Il y a une certaine hégémonie dans les discussions sur dérèglement climatique, centrée sur la responsabilité individuelle plutôt que sur la remise en question du système dans son ensemble. Depuis quelques années, les directives des projets incluent l’adoption de comportements respectueux de l'environnement. Bien que l’utilisation de produits réutilisables contribuent à la réduction des déchets, ce discours tend à l’écoblanchiment (greenwashing) d’injustices économiques, en faisant porter le fardeau du problème des déchets à des communautés qui ont déjà peu accès aux infrastructures et paient le prix fort d’un système économique profondément inéquitable.
Sur le territoire libanais, les coupes menstruelles soulèvent, au vu de leur aspect invasif, des questions autour de la virginité. Il est donc nécessaire d'organiser des séances de sensibilisation pour aborder les préoccupations que peuvent poser leur utilisation. Dans le secteur de l’aide, l’idée que certaines communautés sont plus à-même que d'autres à être exposées à ces produits et à les utiliser circule et traduit un certain paternalisme, avec des commentaires reflétant des préjugés classistes, sectaires et basés sur la nationalité parmi certains membres du personnel des ONG. Par exemple, le « conservatisme » est souvent associé aux communautés musulmanes, négligeant ainsi les défis liés au conservatisme chrétien. Toutefois, l'importance symbolique de la virginité et les mythes qui y sont associés – au cœur des discussions sur les différentes options de produits, qu'ils soient jetables ou réutilisables - transcendent les classes sociales, les sectes et le statut juridique. Pour aborder cette question, il est alors primordial de consacrer du temps pour planifier une stratégie de sensibilisation adéquate et développer des compétences pour déconstruire les mythes persistant autour des règles, tout en maintenant la confiance, ce qui passe par la sensibilité socioculturelle aux croyances des participantes.
Cependant, ces besoins se heurtent aux outils de planification des projets des ONG, poussées par la logique ‘projets’ et les conditions des bailleurs de fonds à mesurer principalement leur impact selon des indicateurs quantitatifs : nombre de produits distribués, personnes atteintes ou séances d'information délivrées. Cela pousse les organisatrices à se concentrer sur un seul produit, en supposant ce qui conviendrait le mieux à une communauté, selon des facteurs tels que l'âge, la religion et le contexte socio-économique, sans prendre en considération les différents besoins qui existent au sein d'un groupe. Cette méthode vise à minimiser la résistance et à réduire le besoin de déconstruction de mythes lors de l'introduction de nouveaux produits. Ainsi, on distribue un seul type de produit, plutôt que de présenter aux participantes différentes options qui peuvent alors susciter des discussions sur le confort et les options disponibles, et laisser le choix aux participantes en fonction de leur confort physique et leurs besoins.
Cette situation met en évidence une plus grande problématique : l'accessibilité des produits dans le pays. Quatre ans après l'effondrement économique et politique du Liban, les culottes et les coupes menstruelles sont disponibles pour celles qui en ont connaissance. Toutefois, elles ne sont toujours pas largement considérées par les organisations comme des options pour le grand public. La structure de financement maintient une approche communautaire uniforme, privilégiant une planification et une évaluation de projet faciles au détriment du confort individuel. Lors des séances de sensibilisation aux menstruations, l'utilisation d'un seul type de produit pour toutes les participantes simplifie la planification pour les organisations et les bailleurs de fonds, mais ne donne pas aux individus l'occasion d'explorer différents produits en fonction de leurs préférences et besoins. Il est nécessaire de prendre en compte que les personnes menstruées peuvent utiliser différents produits et en changer au cours de leur cycle et de leur vie.
Le secteur de l’aide et développement place au second plan le confort individuel lors de la distribution des produits menstruels. Changer des habitudes en termes de produits menstruels nécessite de consacrer un temps suffisant à la discussion, pour répondre aux questions, ouvrir des pistes de réflexions et fournir les ressources nécessaires pour accompagner les nouvelles habitudes. Cela pose des défis pratiques, notamment l'accès à de l'eau propre et à des espaces privés pour sécher les produits réutilisables.
L'imagination féministe et le temps sont essentiels pour tracer un chemin menant à la justice menstruelle. Cela implique que nous nous libérons de la marchandisation des besoins fondamentaux et de l'essentialisation des communautés afin de tirer de nouvelles significations de la diversité des expériences menstruelles.
Vanessa Zammar est une militante féministe suisse-libanaise basée à Beyrouth. Elle a cofondé Jeyetna, un collectif dédié à la justice menstruelle. Son engagement est profondément ancré dans la solidarité féminine et la politique intersectionnelle.
Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles de la Friedrich-Ebert-Stiftung.
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