Depuis leur fondation au milieu des années 80, et pendant plus de deux décennies, les organisations féministes marocaines ont apporté des contributions harmonieuses au plaidoyer pour la reconnaissance du principe d’égalité et de la lutte contre la discrimination à l’égard des femmes.
Les droits civils et politiques représentaient leurs enjeux fondamentaux. Par leur mobilisation et la coordination avec leurs composantes, ces organisations ont réussi à réaliser des nombreux progrès comprenant leur réussite à placer la question des femmes parmi les préoccupations des acteurs dans le domaine politique, et à construire une identité féministe marocaine.
Comme ces organisations sont présentes sur le terrain, depuis plus de trois décennies , il est alors important de prêter attention à l’émergence de nouvelles dynamiques féministes, sous une nouvelle allure et avec des méthodes et des dispositifs divers.
Qui représentent ces dynamiques ? Dans quel contexte sont-elles apparues ? Quels sont ses objectifs ? Quels sont l’approche et les outils adoptés par ces dynamiques ? Comment se situent-elles dans la sphère publique ?
Ces dynamiques relèvent du « Groupe des jeunes femmes pour la démocratie », du collectif « Kharija aan Al qanoun - Hors la loi » et du mouvement « Khmissa ». La raison pour laquelle nous avons choisi ces dynamiques est leur association avec des mouvements sociaux ou des événements de nature politique, qui les ont amenés à se rendre sur le terrain en portant des discours et des messages qui, en profondeur, ciblent le système de domination patriarcale.
Premièrement, le « Groupe des jeunes femmes pour la démocratie » : ce groupe a vu le jour en 2012, et a été fondé par des jeunes femmes impliquées dans divers cadres associatifs et avait participé à diverses manifestations réclamant la liberté et la démocratie, notamment au sein du Mouvement du 20 février (1). Ses objectifs consistent à : démocratiser la structure politique et créer un climat qui garantit les droits et les libertés, garantir les droits fondamentaux et l’accès aux services publics de proximité pour toutes les femmes sans discrimination, abroger toutes les lois criminalisant l’exercice des libertés individuelles, notamment les chapitres 483 (2), 489 (3), 490 (4) et 491 (5).
Le Groupe organise un certain nombre d’activités relatives au domaine de la sensibilisation, telles que la campagne « Bhali bhalak » sur la violence à l’égard des femmes dans l’espace public, ou une autre campagne sur le droit à l’identité, ainsi que des rencontres diverses. De même, le groupe organise des activités de soutien et de protection pour les femmes victimes de violence, ainsi que des visites de terrain. A titre d’exemple, une visite a été effectuée auprès des travailleuses du secteur informel ou non structuré, et la visite de la caravane « YTTO Tazelmazat » à Boulemane-El Mers des villageoises pour réaffirmer leur droit à la santé et à l’accès aux services de base. Des recommandations sont également préparées pour informer l’opinion publique et les décideurs des résultats de ces visites.
Le groupe travaille dans des endroits marginalisés, et se base sur l’utilisation des réseaux sociaux (Facebook), des photos, vidéos et podcasts, et l’animation radio via la « Al-izaa al-jamaaouiya - La radio associative » (Smaa leha – Ecoute-la).
Deuxièmement, le collectif « Kharija Aan Al Qanoun - Hors la loi » : Tahalof 490 - Collectif 490 a été créée immédiatement après l’arrestation de la journaliste Hajar Raissouni, accusée « d’avortement illégal » et de « relation sexuelle en dehors du mariage », à la fin de l’été 2019. En se référant à l’article 490 du code pénal, qui criminalise les relations sexuelles en dehors du mariage, Leïla Slimani et Sonya Al-Terrab ont déclaré : « Oui, nous violons des lois injustes, obsolètes, qui n’ont plus lieu d’être. Oui, nous avons eu des relations sexuelles hors mariage comme des milliers de concitoyens. » Les objectifs du Collectif sont les suivants : abroger les articles du code pénal qui punissent par emprisonnement les actes liés à l’exercice des libertés individuelles telles que les relations sexuelles hors mariage, l’arrêt volontaire de la grossesse et l’homosexualité. Le Collectif organise un certain nombre d’activités centrées principalement sur la sensibilisation, comme les campagnes « Sawet aala al-hob - Votez pour l’amour », « La lil taharoch - Non au harcèlement » et « Al-Hob machi jarima - L’amour n’est pas un crime ».
En outre, le Collectif met en place des activités de plaidoyer telles que : s’orienter vers les partis politiques pendant les élections législatives de septembre 2021, et appeler les parlementaires à défendre les libertés individuelles et à abroger l’article 490. Il entreprend également des activités de soutien et de protection pour soutenir les survivantes d’abus sexuels.
Le Comité utilise les méthodes suivantes : les hashtags (Ehmini la tesjenni – Protège-moi, ne m’emprisonne pas), les témoignages vidéo de survivantes de violation de liberté personnelle, les témoignages écrits en dialecte marocain, ainsi que les Live sur Instagram, les œuvres d’arts plastiques et la collecte de témoignages des élèves et des étudiantes survivantes du harcèlement (#MetooUniv).
Troisièmement, le « Mouvement Khmissa » : c’est l’une des nouvelles expressions qui a annoncé la naissance de ce mouvement, à travers sa déclaration de fondation publiée sur sa page Facebook le 2 février 2020. La déclaration mentionne que : « En tant que femmes marocaines, nous sommes profondément fières des luttes menées par le mouvement des droits féministes dans les cas de violence contre les femmes sous toutes ses formes. (...) Notre mouvement met l’accent sur la condamnation absolue de tous les crimes de violence sexuelle contre les femmes et exige que l’impunité soit évitée pour ceux qui sont impliqués dans les crimes de viol, de harcèlement et d’exploitation sexuelle. »
Un certain nombre de journalistes identifiés par les autorités comme étant impliqués dans des affaires de droits publics sont apparus dans le contexte des poursuites pour abus sexuels comme le viol et la traite d’êtres humains. Cependant, Khmissa considère que les autorités utilisent la question de la violence contre les femmes pour restreindre la liberté d’expression. Ses objectifs sont de défendre les droits des femmes et de lutter contre l’exploitation des questions féminines par l’État dans les dossiers politiques pour la liquidation des adversaires.
Ses activités sont principalement la production de supports, l’organisation de réunions (virtuelles), la diffusion de pétitions et le plaidoyer devant la communauté internationale. Toutes ses activités représentent des occasions pour le Mouvement d’affirmer sa position sur la restriction des libertés publiques par les autorités en exploitant les questions féminines et en employant le corps des femmes.
En décryptant les expériences de ces dynamiques, nous constatons que même si elles convergent toutes autour de la lutte contre le harcèlement, le viol et la violence, certaines questions distinguent un sujet d’un autre. Un groupe de jeunes femmes consacrait ainsi une part importante de sa lutte pour défendre les droits économiques et sociaux des femmes. Dans ce contexte, elles tiennent à surveiller, suivre et capturer les témoignages de l’endroit même en se déplaçant là où les femmes qui souffrent des effets des politiques néolibérales sont présentes. Grâce à des visites du terrain, le groupe vise à donner aux femmes l’occasion de parler de leurs souffrances causées par des déséquilibres dans les domaines de l’infrastructure, de l’éducation, de la santé, de la pauvreté et de la marginalisation. L’objectif de ce travail est de tisser le lien entre les questions de la vie quotidienne des femmes « marginalisée » et d’attirer l’attention des autorités publiques. La focalisation du groupe sur les conditions sociales et économiques des femmes s’explique par le fait que ses membres ont grandi dans les bras des mouvements sociaux et de certains partis de gauche. Même si le groupe n’abandonne pas les questions liées aux libertés, il les marie avec des questions liées à l’anti-discrimination et à l’égalité des droits, en mettant l’accent sur les droits économiques et sociaux. Étant donné que ces sujets nécessitent un cadre plus complet, le défi réside dans la question suivante : comment ces questions peuvent être liées à des dimensions politique et économique plus large, tout en leur donnant un caractère clairement féministe ?
Quant au Collectif « Hors la loi », il soulève des questions qui sont généralement liées aux libertés individuelles où il combine la sensibilisation de la société avec le plaidoyer auprès des autorités pour changer les lois. La diversification se fait dans les méthodes de sensibilisation, et le Collectif prend soin de mettre en évidence certaines pratiques qui démontrent une sorte de contradiction et d’incohérence entre le discours et la pratique. Dans cette lutte, ce Collectif cite quelques chiffres pour exposer les degrés de restrictions exercés conformément à l’article 490 du code pénal et cherche à mettre en évidence l’aspect patriarcal en alertant sur le coût social payé par les femmes par comparaison aux hommes. A titre d’exemple, en cas de grossesse non désirée, les femmes sont confrontées à la loi et à une vision conservatrice de la société, tandis que les hommes peuvent échapper aux conséquences juridiques de la grossesse en ne pas la reconnaitre t, en échappant en même temps, aux conséquences sociales, en raison de l’indulgence de la société envers eux. Le Collectif cherche à pointer du doigt la vision patriarcale de la société et à démanteler les réactions qui tiennent les femmes pleinement responsables de leur « acte » et de « l’acte » des hommes, leur partenaire de grossesse. C’est ce qui a conduit le Collectif à entrer dans la bataille pour défendre les libertés individuelles à travers ses propres moyens en décriminalisant les relations adultes consensuelles et en revendiquant le droit à l’avortement.
C’est cette approche qui révèle les « contradictions » de la société, qui a permis de placer la question des relations consensuelles dans l’espace du débat public et politisé pour ensuite passer à la question des libertés. Le Collectif s’est distingué par son pouvoir à ouvrir une fenêtre de débat et à promouvoir la valeur de la liberté au-delà d’un plaidoyer qui se concentre principalement sur l’égalité.
Quant au mouvement « Khmissa », son conflit apparent est essentiellement avec les autorités. Il s’efforce de dénoncer et de rejeter l’exploitation par les autorités de la cause féministe et son traitement sélectif des cas de viol. « Khmissa » peut être considérée comme une dynamique féministe avec un soi politique clair, parce qu’il rejette le comportement des autorités politiques et celles de sécurité et considère qu’exploiter les femmes et la lutte contre le viol est en soi offensant pour la lutte féministe. C’est un refus de faire des femmes des survivantes doubles : survivantes de viol comme forme de domination patriarcale et survivantes d’autoritarisme qui n’hésite pas à exploiter les femmes et la tutelle qui leur est imposée. Le Mouvement rejette la prétention des autorités de protéger les femmes contre la violence patriarcale : d’une part parce que les femmes, véritables survivantes de harcèlement et de viol, ont du mal à le prouver, limitant ainsi leur dépôt de plainte et soulignant leur manque de volonté pour y remédier. D’autre part, la pratique des autorités de la violence est d’autant plus nuisible de cette façon. Les attitudes du Mouvement montrent que nous sommes confrontés à un autoritarisme politique basé sur les normes patriarcales et considérant les femmes comme élément plus vulnérable. Les femmes sont utilisées pour battre à plein fouet la cause et la lutte féministes contre le patriarcat, et sont maintenant considérées à la fois un moyen et une survivante. La lutte féministe pour ce mouvement rejette à la fois le patriarcat et l’autoritarisme, et considère que l’élimination de la première passe essentiellement par la responsabilisation et le rejet de la seconde.
En décryptant l’expérience de ces dynamiques, nous tirons les conclusions suivantes :
Si la lutte féministe vise généralement à éliminer la domination patriarcale, elle exige nécessairement un pari central et une lecture précise du contexte qui permet de capturer ce qui peut constituer un pari. À la suite du décryptage de l’expérience des dynamiques que nous avons présentées, il est devenu évident qu’il existe une diversité de questions en jeu et que chaque groupe a choisi une question particulière, qu’il considère comme prioritaire. L’une des raisons de l’impact limité de ces différentes dynamiques pourrait être le manque de coordination entre elles. Bien que la diversité des questions relatives aux femmes soit importante et significative, il est très utile de s’ouvrir à une méthodologie dans laquelle les divers enjeux se rejoignent, y compris ceux liés à l’égalité ou à la question des libertés, ainsi qu’aux diverses expressions du féminisme, et qui sont puisés des années 1980 et ou des plus jeunes générations. La coordination et l’alliance sont l’un des mécanismes qui donnent une force de taille dans la lutte et une occasion de politiser et de faire valoir leurs revendications parmi les priorités de la société. Ces dynamiques réussiront-elles à coordonner et à consolider leurs efforts, à saisir les enjeux convenus et à les transformer en paris politiques ?
(1) Un mouvement qui a émergé dans le contexte du Printemps arabe démocratique de 2011 (2) Atteinte publique à la pudeur (3) Commettre un acte d’homosexualité avec une personne du même sexe (4) Criminalisation des relations sexuelles hors mariage (5) Criminalisation de l’infidélité dans un couple
Latifa Bouhsini is a university professor, feminist and a human rights activist, who writes prolifically about the history of the feminist movement in Morocco. Bouhsini is also a trainer specialized in gender and women's rights, and she is a speaker at the National Human Rights Council.
Les opinions exprimées dans cet article ne représentent pas nécessairement celles de la Fondation Friedrich Ebert.
Le Bureau Genre et Féminisme
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