22.09.2025

La misogynie de Tate et le conservatisme : l’ascension d’une alliance dangereuse

Cet article explore comment la misogynie des “Red Pillers” et la rhétorique religieuse conservatrice convergent au Maroc, créant une puissante contre-offensive numérique contre le féminisme. Alors que le pays débat de la réforme du Code de la famille, une nouvelle alliance entre influenceur·euse·s en ligne et figures religieuses est en train de remodeler la masculinité, d’alimenter les discours de haine et de menacer des décennies de progrès féministes.

Une crise de la masculinité

Un adolescent marocain vit son premier chagrin d’amour. Sa petite amie vient de rompre avec lui, le laissant aux prises avec un mélange de honte, de confusion et de colère. Il scrolle sans but, cherchant une distraction, une explication, un récit qui donne du sens à la douleur. Puis il le trouve. Une vidéo apparaît sur son écran, la voix est assurée, le ton dur : « Les femmes ne sont pas loyales. Elles le sont seulement envers l’homme de plus haut statut qu’elles peuvent obtenir. Si elles trouvent un homme avec plus d’argent, plus de pouvoir, plus de statut, elles s’en vont. Le féminisme a détruit les femmes et rendu les hommes faibles. »

Quelque chose se déclenche. L’amertume de ces mots lui paraît familière. Cela résonne avec sa blessure. Il continue de scroller. Quelques publications plus loin, un cheikh marocain apparaît sur son fil. Ses mots sont plus lents mais tout aussi fermes : les hommes sont divinement supérieurs, les épouses doivent se soumettre ou être disciplinées, et le féminisme est une maladie qui menace de détruire l’islam et la famille.

Un retour de bâton au cœur du débat sur le genre au Maroc

Qu’il soit transmis par des contenus d’influenceur·euse·s ou par des prêches religieux, le message est cohérent et clair. Les hommes sont supérieurs et faits pour dominer. Le féminisme est une force dangereuse qui attaque les hommes, sape la religion et menace la structure de la famille traditionnelle. Les deux voix alertent sur un monde où la masculinité serait attaquée, et offrent la même solution : réaffirmer le contrôle.

Cette vague numérique prend de l’ampleur dans un moment politiquement chargé. En 2022, le Maroc a rouvert le débat sur la réforme de la Moudawana (le Code de la famille inscrit dans la loi nationale), en se concentrant sur des sujets tels que l’héritage inégal, la garde des enfants, la polygamie et le mariage des mineur·e·s. L’annonce a ravivé des tensions anciennes autour des rôles de genre, des lois sur le statut personnel et de la définition de la famille.

Des figures conservatrices se sont rapidement mobilisées contre la réforme. Mais quelque chose de nouveau prenait forme en ligne. Les influenceur·euse·s Red Pill ont commencé à amplifier le contrecoup, et leur audience dépasse largement les cercles conservateurs habituels. Leur message, façonné par le ressentiment et l’hypermasculinité, a trouvé un écho auprès d’un public grandissant de jeunes hommes qui ne s’identifient pas forcément aux autorités religieuses traditionnelles, mais qui se sentent néanmoins menacés par les revendications féministes. Ils ne s’organisent plus dans les mosquées ou les partis politiques mais s’organisent désormais à travers les algorithmes.

L’héritage de Tate et l’explosion de la haine en ligne au Maroc

Andrew Tate était déjà bien connu au Maroc avant même sa conversion à l’islam en 2022. Sa marque d’hypermasculinité résonnait localement auprès de jeunes hommes en quête de certitudes, de statut et d’identité. Sa conversion n’a fait qu’accélérer cette influence, lui conférant une légitimité religieuse qui a rendu son message plus attrayant pour un public plus large. Dans un contexte où la littératie numérique critique reste faible, ces récits sont rarement remis en question. Au contraire, ils sont rapidement intériorisés et répétés.

En conséquence, une nouvelle vague de  “coach”  et de “cheikhs” autoproclamés a envahi les réseaux sociaux marocains, en adoptant le ton et les stratégies de monétisation d’Andrew Tate. Ils ont aussi adapté son style au contexte local, en y injectant un vocabulaire islamique qui lui confère une crédibilité sociale et culturelle.

Cette convergence a transformé les espaces en ligne en terre fertile pour l’hostilité et les discours de haine. L’alliance croissante entre adeptes du Red Pill et voix religieuses conservatrices produit un discours qui surveille agressivement les rôles de genre, les relations et l’autonomie des femmes.

Un langage autrefois cantonné à des recoins obscurs d’internet est désormais courant. Des termes comme “Hmida Settar” se moquent des hommes qui épousent des femmes ayant un historique sexuel, les présentant comme faibles pour avoir “couvert” la honte d’une femme. “Dyouth” (cocu) est pour sa part utilisé pour désigner les hommes qui permettent à leurs épouses de travailler, surtout aux côtés de supérieurs ou collègues masculins. Ces termes sont devenus monnaie courante dans les insultes masculinistes des sections de commentaires sur les réseaux sociaux. Autrefois lexique marginal, ces mots font désormais partie de la conversation numérique quotidienne.

Comment les féministes marocain·e·s naviguent dans le contrecoup numérique

Les militant·e·s marocain·e·s pour les droits des femmes ont posé les bases de la réforme actuelle de la Moudawana grâce à des décennies de plaidoyer continu. Le travail de groupes comme l’Union de l’Action Féminine (UAF) – y compris des mobilisations majeures comme la campagne « Un million de signatures » – a culminé avec la réforme de 2004, qui a relevé l’âge légal du mariage à 18 ans et élargi les droits des femmes en matière de mariage, divorce et garde des enfants.

Depuis 2023, des voix féministes ont réémergé dans les débats nationaux pour exiger de meilleures protections contre la polygamie et l’injustice de genre. Leur activisme a dépassé le cadre juridique pour remodeler le discours public de manière puissante. Des artistes comme Zainab Fasiki défient les tabous et amplifient les voix féministes à travers un récit visuel audacieux et des bandes dessinées. Des plateformes numériques comme JawJab et Sawt utilisent l’humour et la satire pour critiquer les normes sociales et susciter des conversations sur le genre. Parallèlement, Machi Rojola offre un espace sûr où les hommes peuvent réfléchir à la masculinité et confronter les comportements toxiques à travers des récits personnels et des entretiens.

En même temps, des penseur·euse·s comme Asma Lamrabet et Ahmed Assid défendent un féminisme islamique. Iels interprètent les textes et traditions religieuses de manière à contester les lectures patriarcales dominantes.

Alors que les mouvements féministes marocains ont mené la lutte pour le changement, le Roi Mohammed VI a également joué un rôle dans cette avancée. Dans son discours du Trône de 2022, il a exhorté les autorités juridiques et religieuses à réviser le Code de la famille conformément aux principes islamiques de justice et d’égalité, démontrant que l’égalité de genre et l’islam ne sont pas incompatibles, mais peuvent coexister grâce à une réinterprétation réfléchie enracinée dans les valeurs fondamentales de l’islam.

De la tension à la transformation

Pour répondre aux tensions croissantes autour du genre au Maroc, en particulier dans le contexte des débats sur la réforme de la Moudawana, une réponse à plusieurs niveaux est urgente. Il faut soutenir des modèles masculins positifs et créer des espaces sûrs où les jeunes hommes peuvent exprimer leur vulnérabilité sans tomber dans le piège de la masculinité toxique. Des influenceur·euse·s progressistes doivent déconstruire les arguments Red Pill avec empathie, en reconnaissant que beaucoup réagissent à de réelles pressions sociales.

En même temps, la société marocaine doit remettre en question l’idéalisation du mariage traditionnel et les récits Red Pill qui le renforcent. Une des façons d’y parvenir est d’amplifier les témoignages de femmes opprimées par ces normes patriarcales, exposant les réalités qui se cachent derrière ces idéaux. Les plateformes de réseaux sociaux devraient également donner plus de place aux couples construisant des relations saines en dehors de ce cadre traditionnel.

Il doit aussi y avoir un engagement sincère de la part des autorités religieuses, au Maroc comme ailleurs, pour promouvoir des interprétations de l’islam fondées sur la justice et l’égalité. Pour certains publics, un féminisme islamique enraciné dans la compassion et motivant une réinterprétation éthique peut être un outil puissant pour relier tradition et progrès.

Les ONG doivent se doter de stratégies de communication pratiques pour montrer que le féminisme n’est pas une guerre contre les hommes, mais un effort collectif pour construire une société plus juste et équilibrée. Elles devraient renforcer leur présence en ligne en produisant des contenus accessibles et pertinents afin de contrer la misogynie et la désinformation.

Enfin, le Maroc devrait intégrer une pensée critique structurée et l’éducation aux médias dans les écoles, les centres de jeunesse et les programmes de la société civile, afin que la prochaine génération dispose des outils nécessaires pour penser de manière autonome et naviguer dans un monde numérique de plus en plus complexe.

Islam Kanaryous est une militante et écrivaine féministe marocaine travaillant à l’intersection de la justice de genre, de l’autonomisation des jeunes et de l’innovation sociale. Elle dirige des initiatives qui défient le patriarcat et amplifient les voix marginalisées au Maroc et au-delà.

Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles de la Friedrich-Ebert-Stiftung.

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