Cet article explore l’impact de l’extractivisme au Maroc, tout en se concentrant sur l’inégalité des genres et la marginalisation des individus queers. Il explore la nécessité de construire une coalition féministe intersectionnelle pour résoudre ces problèmes et pour protéger les droits des communautés marginalisées.
L'impact de l’extractivisme sur les pays d’Afrique du Nord, dont le Maroc, a été un sujet de préoccupation et d’examen minutieux. L’extractivisme, caractérisé par la forte dépendance à l’extraction et l’exportation des ressources naturelles, a entraîné des conséquences importantes pour la région. Dans le cas du Maroc, l’extraction de ressources telles que les phosphates, les minéraux et les combustibles fossiles a apporté des avantages économiques à quelques privilégiés en termes de revenus d’exportation et d’investissements étrangers. La croissance de ces industries et la dépendance accrue aux investissements et intérêts extérieurs n’ont fait qu’élargir les écarts qui existent déjà au sein de la société marocaine.
Samir Amin dans ses travaux sur la théorie de la dépendance nous aide à comprendre la place qu’occupe le Maroc dans le commerce mondial des ressources. La théorie de la dépendance explique les raisons pour lesquelles il existe un déséquilibre inhérent entre les nations riches et les nations qui sont plus pauvres ; et comment les nations sont contraintes à se retrouver dans un cycle de dépendance – dans une position qui les oblige à fournir des matières premières ou une main-d’œuvre bon marché pour subvenir à leurs besoins. Amin soutient que le système capitaliste mondial perpétue et approfondit les inégalités, et les pays économiquement dominants exploitent les pays disposant de moins de moyens. Dans le contexte de l’extractivisme, cette théorie souligne les dynamiques en jeu, mettant en évidence la dépendance économique inhérente, où le développement du pays dépend de l’extraction et de l’exportation des ressources naturelles.
Au Maroc, l’extraction des phosphates est intéressante car la demande vient principalement des Etats extérieurs, les investissements étrangers et les sociétés multinationales. Ces sociétés et ces Etats étrangers occupent une part importante dans cette industrie en termes de propriété et de bénéfices. Le contrôle de ces ressources et la majorité des bénéfices économiques restent entre les mains d’acteurs extérieurs et de leurs quelques partenaires régionaux, aggravant ainsi la relation de dépendance. Par exemple le Groupe OCP (Office Chérifien des Phosphates), appartenant à l’Etat, a conclu un accord de propriété avec la société américaine Koch Ag & Energy Solutions. Cet accord a fondé la société Jorf Fertilizers Company III (JFC III) où chaque partie détient 50% des actions. La société JFC III produit des engrais phosphatés destinés à l’exportation – jusqu’à 1.1 million de tonnes métriques par an – qui ne seront pas utilisés pour le secteur agricole national du Maroc. Le Groupe OCP assumera la responsabilité de l’extraction et du traitement des phosphates minéraux, tandis que Koch ne fournira que les matières premières pour leur production et la commercialisation du produit final au niveau international.
Cela s’étend également au secteur de l’énergie verte. Oumaima Jmad, une jeune chercheuse et féministe, a rédigé un article convaincant sur l’impact de la centrale solaire de Ouarzazate (Noor) au Maroc sur les femmes vivant dans le village de Tasselmante. L’investissement total à Noor a atteint 2 milliards de dollars, financé à 80% par des prêts et à 20% par des fonds propres. Dans son article, Jmad a fait des entretiens avec différentes femmes du village, l’amenant à conclure que « les femmes de Tasselmante portent [le] fardeau [de cette politique énergétique] et se retrouvent stagnantes, sans espoir d’amélioration, dans un monde et un pays en quête de développement durable. »
Les recherches de Jmad mettent en lumière les impacts genrés des projets énergétiques à grande échelle, soulignant comment les femmes de Tasselmante sont touchées de manière disproportionnée par la centrale solaire de Ouarzazate. Il n’existe pas de répartition équitable des bénéfices tout en excluant les communautés locales, en particulier les femmes, des processus de prise de décision et des opportunités économiques associées aux initiatives d’énergie renouvelable. Elles supportent plutôt ses charges, car l’eau dont l’usine a besoin – environ 2.5 à 3 millions de mètres cubiques par an – est détournée des villages environnants et des zones qui dépendent de cet approvisionnement en eau.
Cela a un impact direct sur les moyens de subsistance des femmes de ce village en particulier, car ce sont elles qui utilisent cette ressource pour leurs familles et pour l’agriculture. Ce cas met le point sur l’importance d’autonomiser les communautés locales en général, et les femmes en particulier, en garantissant leur participation significative, l’accès aux ressources, et la protection de leurs droits dans le contexte des projets d’énergie renouvelable. Cela a un impact non seulement sur les femmes, mais sur toutes les personnes marginalisées.
Au Maroc, un pays où être queer est considéré « illégal » et où les préjugés sociétaux présentent des risques importants, l’impact de l’extractivisme devient de plus en plus préoccupant. Cette criminalisation prend sa source du code pénal Marocain directement, plus précisément des articles 483, 489 et 490. Ces derniers criminalisent l’indécence publique, l’homosexualité, et les relations sexuelles hors mariage, et sont particulièrement utilisés dans la criminalisation des personnes queers. En effet, les personnes queers portent le poids des conséquences, à peu près de la même manière que les femmes dans le cas de Tasselmante. L’intersectionnalité des genres, de la sexualité, et des défis environnementaux exacerbe les vulnérabilités auxquelles sont confrontées les personnes queers et les femmes. La criminalisation des personnes queers au Maroc intensifie les risques et la marginalisation vécus par les personnes queers dans le contexte des pratiques extractivistes et du changement climatique. Ces personnes sont confrontées non seulement aux conséquences directes de la dégradation de l’environnement, mais également aux fardeaux supplémentaires de la discrimination, de la stigmatisation et des protections juridiques limitées.
Au cours des dernières décennies en Amérique latine, on a observé une présence de plus en plus marquée des femmes dans les luttes socio-environnementales. Cette évolution s'est accompagnée d'une prise de conscience croissante quant à l'importance du féminisme intersectionnel pour combattre les industries extractivistes qui portent préjudice aux communautés marginalisées. Syampa (2019) a mené plusieurs études sur ce phénomène croissant, notant spécifiquement que ces groupes féministes intersectionnels forment des coalitions entre les peuples marginalisés, notamment « les femmes autochtones, les femmes rurales, les femmes rurales et urbaines pauvres, les femmes d’ascendance africaine, les lesbiennes et les femmes transgenres. » Ces personnes mettent en avant leurs points de vue et leurs expériences uniques. En adoptant le féminisme intersectionnel, ces femmes renforcent les relations de solidarité et d’autogestion collective, reconnaissant les intersections des genres, de la race, de la classe et de la sexualité dans leurs luttes, en particulier face aux industries extractivistes qui les poussent davantage à la marginalisation. Leur inclusivité découle d’une acceptation inhérente du fait que plus on s’éloigne de la « norme » de la société, plus on fait face à des préjudices. En adoptant cette approche inclusive, non seulement le mouvement dans son ensemble est renforcé, mais cela garantit également que les défis spécifiques auxquels les femmes marginalisées sont confrontées sont pris en compte dans la quête de la justice sociale et environnementale.
Au Maroc, la marginalisation des femmes, des autochtones et des personnes queers découle des forces du marché libéralisé ainsi que celles de la société. Les barrières sociétales existantes rendent plus difficile pour les personnes queers et les femmes d’affirmer leurs droits, de participer aux processus de prise de décision, et d’accéder à l’assistance nécessaire, ce qui aggrave encore plus leur vulnérabilité. La discrimination systémique à l’encontre de ces personnes doit être combattue pour protéger leurs droits dans le contexte de l’extractivisme.
Il existe un déficit important de recherches portant spécifiquement sur l'impact de ces forces sur les individus queer. Cependant, il est possible de formuler des hypothèses en extrapolant les conclusions des études menées sur les femmes et les peuples autochtones dans le pays. Les personnes queer sont confrontées à des risques sociétaux, juridiques et environnementaux, et elles sont souvent marginalisées et considérées comme un groupe négligeable ou insuffisamment représentatif. Par conséquent, évaluer précisément l'étendue de ces forces qui s'exercent à leur encontre s'avère difficile. Dans le but de faire face à ces risques, il serait envisageable d'adopter des stratégies similaires à celles observées en Amérique du Sud, en mettant en place des coalitions féministes intersectionnelles.
Cela permettrait de remettre en question les barrières juridiques et sociétales qui perpétuent la discrimination et la marginalisation, en favorisant la prise de conscience et la compréhension. De la même manière que la terre doit être protégée et que les ressources qu’elle contient doivent être utilisées de manière responsable par les communautés où elles existent, les personnes les plus touchées par l’utilisation et la capitalisation disproportionnées des ressources ont le plus besoin de protection contre les dommages.
Le fait que l’extractivisme nuit non seulement à la planète mais aussi aux personnes qui y vivent devrait être évident. À travers les exemples de construction de coalitions intersectionnelles en Amérique du Sud et les succès de ces groupes dans la lutte contre les dangers des industries extractives, nous pouvons voir comment la résistance peut prendre forme. Les déséquilibres de pouvoir qui existent en raison de la richesse et des statuts sociaux obligent les personnes non seulement à se mobiliser, mais aussi à agir et à se battre où et quand elles le peuvent pour construire un système plus équitable.
Dr. Lamyaâ Achary est une sociologue marocaine, spécialiste de l’égalité des genres et de la diversité sexuelle.
Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles de la Friedrich-Ebert-Stiftung.
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