« J'ai manifesté chez moi et j'ai accroché des pancartes dans tous les coins de l'appartement pour protester contre le fait que l’on m'empêchait de me rendre à la Place Tahrir ». C'est ainsi qu'une jeune femme en début de la vingtaine raconte à son amie la manière dont elle a fait pression sur sa famille pour qu'elle se rendre à la Place... Cette histoire n'est bien sûr pas unique en son genre.
En janvier 2011, les places de manifestations en Égypte grouillaient de milliers de jeunes femmes de tout âge, de toute communauté et de toutes classes sociales, qui s’y sont rendues pour défendre leurs libertés et leurs dignités. Pour la majorité d'entre elles, se rendre sur la Place Tahrir constituait leur premier pas vers la vie politique. La participation de ces jeunes femmes à la révolution n’a pas été une simple réaction de colère temporaire. Une nouvelle génération a vu le jour, soulevant plusieurs questions qui lui traversent l’esprit sur la relation entre la sphère publique et la sphère privée, les droits des femmes dans les domaines de l'emploi, de l'éducation, de la liberté de choisir , de la mobilité, de la sécurité des femmes et de la protection de leurs corps. Ces questions n'ont pas été à l'origine de la révolution, mais il ne fait aucun doute que cette dernière a pavé la voie aux femmes pour exprimer leurs questions légitimes dans la sphère publique. Cela va de pair avec de nombreuses jeunes initiatives qui ont pris forme et qui se sont engagées dans le mouvement féministe.
L'atmosphère à l'époque était favorable. En effet, avec la montée des mouvements politiques et sociaux, et leur croisée avec le mouvement féministe, une alliance des organisations féministes s'est formée et des féministes sont devenues membres de partis politiques créés après la révolution. Les comités de femmes de ces partis ont également créé un comité de coordination entre elles et ont inscrit les questions relatives aux femmes à l'ordre du jour du parti politique, soulignant que les droits et les revendications des femmes font partie intégrante des revendications de la révolution.
Cet élan motivera de nombreuses jeunes femmes de cette nouvelle génération à prendre des initiatives dans les différents gouvernorats de la Haute et de la Basse Égypte et dans les villes du Canal et du Caire. Ces initiatives se sont appuyées sur de nouveaux outils et sur de nouvelles formes d'organisation qui diffèrent de ceux précédemment adoptés par les organisations féministes. Les initiatives ont également abordé de nombreuses questions, dont la plupart était considérées comme tabous dans les sociétés égyptiennes traditionnelles et conservatrices. Par conséquent, la voie n’était donc pas libre devant ces initiatives dans des sociétés régies par la culture et l'autorité patriarcales. Ainsi, l'émergence de ces jeunes femmes dans la sphère publique et la déclaration de leur appartenance au mouvement féministe sont des preuves évidentes du processus de changement qui s'est opéré à la suite de la révolution.
Ces initiatives ont été fondées par des jeunes femmes dans leurs mi- vingtaine et dans leurs trentaines d’années, et ont initialement pris la forme d'un bénévolat. Avec les changements intervenus dans la sphère politique, le gouvernement a promulgué une nouvelle loi sur le travail associatif à travers le ministère de la Solidarité sociale. Toutes les entités exerçant des activités liées au travail associatif sont soumises à cette loi et l’entité qui ne s'y adapte pas, conformément à la loi, est tenue responsable selon les dispositions juridiques de cette dernière. Plusieurs initiatives se sont adaptées à cette loi et ont travaillé dans son cadre, considérant que le fait de travailler dans ce cadre leur accorde plus d'espace pour travailler en réseau conjointement avec d'autres entités féministes et pour aborder des questions liées aux politiques et aux législations gouvernementales. Elles ont également estimé que la disponibilité d'un espace juridique motiverait les jeunes femmes à s'engager dans le travail féministe, en particulier dans les zones rurales dominées par une culture qui restreint fortement la mobilité des femmes et leur participation dans les sphères publiques.
Ces initiatives adoptent des mécanismes multiples dans leur travail, tout en se concentrant sur les problèmes dont souffrent les jeunes filles et les femmes de leurs communautés locales, formant ainsi une voix pour celles qui se sont rebellées contre la violence et la discrimination dans les sphères publiques et privées. Chaque initiative s'est concentrée sur une question spécifique liée à sa communauté, tout en gardant comme question fondamentale la violence fondée sur le genre, qui a été embrassée à bien des égards par les initiatives. À titre d’exemple, une des initiatives rassemblait des avocates fournissant un soutien juridique, tandis que d'autres abordaient la question du mariage des mineures et des mutilations génitales féminines. Une autre partie des initiatives s'est concentrée sur la production de connaissances féministes qui fournissent un discours alternatif au discours basé sur l'exclusion des femmes et de leurs rôles.
De même, une journaliste a lancé une initiative visant à établir une plate-forme en ligne offrant un discours médiatique féministe pour les questions relatives aux femmes, qui s'est développée en une plateforme examinant toutes les questions de la société à travers un angle féministe. D'autres initiatives se sont orientées vers la production de films, d'œuvres théâtrales, de stations de radios en ligne et de bandes dessinées, utilisés dans des campagnes de sensibilisation anti-patriarcales et offrant un discours qui critique la culture patriarcale.
Les initiatives ont mené des campagnes percutantes grâce au bon usage des pages des réseaux sociaux, ainsi qu’au réseautage entre plusieurs initiatives, dont la campagne sur une loi protégeant les filles de la violence domestique, et la campagne de plaidoyer pour une loi uniforme contre la violence et la discrimination en matière d'héritage. Cette action collective reflète la prise de conscience par les femmes de l'importance de la solidarité féministe et leur perception que la lutte contre le patriarcat nécessite une coordination et un réseautage.
Nous constatons que la question de la violence a été fondamentale pour ces féministes, et qu'elles ont réussi à décentraliser le débat sur cette question à plusieurs niveaux dans les communautés locales. Ces initiatives ont également attiré d'autres jeunes femmes à s'engager dans l'action publique et dans le mouvement féministe.
Au cours de ces dernières années, les initiatives se sont de plus en plus étendues pour inclure, par exemple, l'adoption des questions de violence et de discrimination économique, en se concentrant sur la création d'un environnement de travail sûr et sur la souffrance des femmes pauvres et célibataires. À ces initiatives s'ajoutent les groupes de soutien et de solidarité avec les survivantes d’agressions sexuelles dans des cas qui ont suscité l'opinion publique, comme le cas de l’harceleur Ahmed Bassam et l'affaire Fairmont, ainsi que la diffusion des témoignages des survivantes de nombreux crimes de violence et la dénonciation de l'auteur.
Les initiatives ne sont pas le seul moyen adopté par cette nouvelle génération de féministes pour s'exprimer et faire part de leur rejet du patriarcat. En fait, le pourcentage de jeunes femmes qui ont décidé d'être indépendantes de leurs familles et indépendantes financièrement a augmenté. De même pour celui des jeunes femmes qui ont décidé de quitter le foyer familial et de voyager d'un gouvernorat à l'autre pour chercher de meilleurs emplois et pour terminer leurs études universitaires et supérieures. Ces femmes indépendantes restent fortement solidaires des féministes qui ont pris l'initiative de créer des services d’appui et de soutien et de les aider à s'adapter à leur nouvelle vie.
Un mouvement impactant a eu lieu, comme celui des avocates qui ont demandé à être nommées au Conseil d'État depuis plusieurs années et qui ont été rejetées parce qu'elles sont des femmes. Ces avocates ont fait valoir leur droit légitime à la nomination et ont emprunté divers moyens pour exprimer leur droit au Conseil d'État, en utilisant notamment les pages des réseaux sociaux, en s'adressant aux autorités compétentes et en ayant recours aux mécanismes contentieux. Leurs efforts ont été couronnés de succès, puisque le Conseil supérieur de la magistrature a rendu une décision en présence du président Abdel Fattah El-Sisi acceptant les femmes au Conseil d'État et au ministère public à partir du 1er octobre 2021.
Ces initiatives font partie intégrante de la lutte féministe qui dure depuis plus d'un siècle, et qui a pris des formes multiples, telle que celle des organisations féministes. Les initiatives sont restées en contact avec ces organisations et ont continué à recevoir le soutien de certaines d'entre elles par le biais de programmes de réhabilitation, de formation et de renforcement des capacités. Toutefois, et parallèlement à ce contact, elles ont veillé à préserver leur indépendance, en rejetant les tentatives de contrôle et l’exercice de l'autorité patriarcale de certaines au sein de ces organisations.
Cette jeune expérience féministe, audacieuse et courageuse, qui a su résister et persister malgré des pressions et des conditions de travail inappropriées, mérite de mettre en valeur ses rôles, de documenter son enracinement dans la lutte féministe au sein des communautés locales, et de rejeter la hiérarchie et l'autoritarisme au sein de la gestion de ces initiatives. Les jeunes féministes de ces initiatives ont servi de modèles inspirants, ouvrant à d'autres féministes qui les entourent des possibilités de s'exprimer et d'adopter les mécanismes qu'elles préfèrent, contribuant ainsi à l'expansion du soutien et de la solidarité des femmes, à sa décentralisation et au désir d'aller de l'avant pour compléter la marche.
(1) Nous passons en revue les expériences de ces jeunes initiatives à travers dix entretiens menés avec de jeunes initiatives fondées après janvier 2011, et sur lesquelles l’autrice s'est appuyée pour préparer l'article.
Mona Ezzat est une activiste depuis plus de 20 ans. Elle fait partie du mouvement féministe à travers son travail avec les organisations féministes et les syndicats, en Égypte et dans le monde arabe.
Les opinions exprimées dans cet article ne représentent pas nécessairement celles de la Fondation Friedrich Ebert.
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