Cet article jette un regard critique sur la manifestation actuelle du « féminisme imposteur » au Liban, une forme de féminisme auto-attribué qui évite de remettre en question les formes structurelles d'oppression et de discrimination de genre. D’un autre côté, l'article met en avant un mouvement croissant de féminisme intersectionnel plus jeune qui façonne le domaine de l'activisme féministe tel que nous en témoignons actuellement.
Au sein de la crise politique, économique et sociale la plus aigüe , le Liban est aujourd'hui le terrain de multiples formes de ce qu’on peut sincèrement nommer le « féminisme imposteur ». Il s'agit d'individus, des tenues et de points de vue qui se présentent comme « féministes », mais qui ne parviennent pas, que ce soit consciemment ou inconsciemment, à s'attaquer aux causes structurelles de l'oppression de genre dans le pays, et vont même jusqu'à reproduire ces inégalités et donc renforcer ces systèmes d'oppression. Quelles sont les sources et les formes du féminisme imposteur au Liban et comment les féministes intersectionnelles les combattent-elles activement ? C’est à ces questions que ce blog tente de répondre.
Le féminisme imposteur ou le féminisme dilué envahit les réseaux sociaux à travers des partisans qui s'engagent dans des formes précises de demandes de réformes superficielles qui ont l’intérêt de servir un petit nombre et un profil particulier de femmes cis essentiellement privilégiées. Cette forme de féminisme s’illustre dans les demandes pour avoir « plus de femmes à la table de négociations », « des femmes dans les conseils d’administration », « des femmes entrepreneures », « des femmes diplomates et bâtisseuses de paix », et même « des femmes qui plantent des arbres ». Bien que la participation et la représentation des femmes aient été historiquement une revendication clé du mouvement féministe, de telles manifestations comme elles se présentent aujourd’hui n’arrivent pas à reconnaître et combattre la nature du système politique et économique libanais qui repose sur les principes patriarcaux solides du sectarisme religieux, de l'absence de l'État et de la raison d'être emblématique du « laissez faire » libanais !
Cette situation est encouragée par l'appareil féministe de l’État libanais, et notamment par notre mécanisme national des femmes, qui agit en harmonie avec les priorités et le modus operandi du régime et de son idéologie patriarcale. A titre d’exemple, et tout récemment, la responsable de la Commission Nationale des Femmes Libanaises a déclaré, au paroxysme de la crise à laquelle font face les femmes migrantes employées comme travailleuses domestiques au Liban, que l’infâme système de la Kafala (parrainage), qui emprisonne ces femmes dans une relation de servitude, « est toujours utile mais nécessite une mise en œuvre adaptée».
Les partisans du secteur privé ainsi que ceux de ce que nous appelons les « influenceuses sur les réseaux sociaux » reproduisent cette tendance en continuant à promouvoir une version du féminisme selon laquelle les femmes doivent « s’incliner » et devenir magiquement sûres d'elles-mêmes, et que c’est à ce moment seulement que les systèmes de pouvoir les accueilleront à bras ouverts. Dans ce cas, l'autonomisation est présentée comme quelque chose que nous pouvons invoquer de l'intérieur, à l'aide de vidéos diffusées sur Tik-Tok et de photos inspirantes de ces « influenceuses » serrant la main de personnes puissantes et se félicitant d'avoir réussi à s'imposer dans un monde d'hommes.
D'autre part, et depuis plus d'une décennie, le Liban a assisté à l'émergence d'une nouvelle génération et d'une vague de féministes intersectionnelles dont le discours est nettement transformateur et politique qui s'attaque aux causes profondes de la discrimination structurelle à l'encontre des femmes et des personnes non binaires. Ces groupes se sont engagés dans la mobilisation collective, la production de connaissances féministes, la rupture intentionnelle avec des entités et des espaces caractérisés par le féminisme imposteur, une action de terrain ferme et inclusive, ainsi que dans la création et l'entretien d'espaces sûrs. D'autres groupes féministes brisent les tabous de la société en mettant en évidence, et en normalisant et politisant les connaissances, les actions et les services liés à la santé et aux droits sexuels et reproductifs, ainsi qu'aux règles et à la santé menstruelle. En contestant hardiment la déclaration de la présidente actuelle de la Commission nationale des femmes libanaises (National Commission for Lebanese Women - NCLW) sur l'utilité du système de la Kafala, les groupes féministes s'engagent directement auprès des femmes migrantes employées comme travailleuses domestiques afin de faire entendre leur voix et de mobiliser toutes les parties prenantes pour la lutte pour l'abolition du système de la Kafala. Enfin, suite à la destruction et au désespoir résultant de la fameuse explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020, et comme le gouvernement a tout simplement ignoré l'impact disproportionné et dévastateur de l'explosion criminelle sur la communauté queer qui avait travaillé avec acharnement pour créer un espace sûr, une coalition dirigée par la communauté queer a été créée non seulement pour faire face aux pertes énormes en vies humaines et en moyens de subsistance et aux dommages moraux, mais aussi pour fournir un exemple puissant de ce à quoi ressemble un réel féminisme intersectionnel.
Ce faisant, ces groupes repositionnent, reconceptualisent et repolitisent l'action féministe dans le contexte libanais, tout en amplifiant les voix les moins entendues et en défiant les voix bruyantes , qui disposent souvent de ressources importantes.
Le féminisme imposteur est une menace sérieuse au féminisme puisqu’il promeut des récits à la fois racistes et sexistes et les présente comme des revendications « féministes » réelles. C’est le cas de l'argument avancé par la Commission nationale pour les femmes libanaises sur le refus de l'égalité des droits en matière de nationalité pour les femmes, qui exclut intentionnellement les femmes libanaises dont les conjoints ont les nationalités « les moins désirées » (par exemple, les nationalités palestiniennes, syriennes, etc.) de bénéficier de ce droit. Cet argument encourage les décideurs politiques et les donateurs à adopter une approche « sûre » envers les droits des femmes et limiter leur action à des réformes superficielles qui garantiront que le statu quo reste intact tandis que les groupes privilégies pourront bénéficier de meilleures opportunités.
Lors d'une conférence récente à l'Université Américaine de Beyrouth, le militant queer Tarek Zeidan de Helem a demandé à son public pourquoi il y a une telle réticence parmi les partisans du féminisme imposteur à défier le statu quo et un désir de demeurer réduits et limités aux structures du système binaire de genre dicté par le système patriarcal. La réponse à cette question a été... « parce que c'est simple... parce que cela ne nécessite, ni produit un changement radical ». Malgré les récits du féminisme imposteur et de ses auteurs, il existe une forme croissante et diverse de féminisme intersectionnel en action, qui constitue actuellement la source d'un changement radical et d'un espoir radical au sein du Liban d'aujourd'hui.
Lina Abou Habib est une militante féministe et la directrice de l'Institut Asfari pour la Société Civile et la Citoyenneté à l'Université Américaine de Beyrouth.
Les opinions exprimées dans cet article ne représentent pas nécessairement celles de la Fondation Friedrich Ebert.
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