L’une des nombreuses étapes de notre lutte pour garantir la justice sociale pour tous, femmes et hommes vise à ébranler les perceptions et les coutumes de la société qui légitiment, encouragent et dissimulent la violence à l’égard des femmes. Les revendications pour mettre fin à la violence faite aux femmes et à criminaliser les coutumes et les croyances qui l’encouragent et la légifèrent sont en tout cas dans l'intérêt des femmes, soient-elles de l'intérieur du pays ou de l'extérieur. Cependant, les droits et la dignité ne sont pas des arbres à planter dans un seul sol, et ne sont pas la propriété d'un seul groupe de personnes. Je me souviens d'un jeune homme qui a déclaré publiquement dans une ville de Cisjordanie : « Vous dites que la défense de l'honneur va à l'encontre des droits de l'Homme, mais n'ai-je pas le “ droit ” de défendre mon honneur ? Ceci n’est-il pas une garantie approuvée par ma culture ? Si la défense de l'honneur est acceptée dans ma culture, qui êtes-vous pour dire ce que je peux ou ne peux pas faire ? » Cette masculinité toxique et meurtrière est hostile face au féminisme dans toutes ses formes et toutes ses manœuvres, mais je me demande : pourquoi certain.e.s féministes pensent que nous devons emprunter une voie « locale » pour défendre les femmes et leurs droits afin de ne pas paraître comme des « étrangers », comme si les revendications féministes locales étaient la garantie de leur acceptation dans la société patriarcale ? Certains pourraient dire : nous ne voulons pas des droits de l'Homme « occidentaux » qui ne sont pas adaptés à notre environnement. C'est un vieil argument auquel nous n’avons pas besoin de nous engager. Nous ne voulons pas que notre stratégie en tant que femmes soit défensive, apologétique et construite autour d’une réaction attendue à nos demandes.
Il a été intéressant d’écouter les jeunes femmes d'un mouvement féministe palestinien émergent qui a occupé les rues de Haïfa à Ramallah, et qui refuse et dénonce les meurtres de femmes. Ces feministes refusent catégoriquement le financement étranger ou même la coopération avec des institutions internationales connues. Ce refus est en soi l'expression d'une force ; faisant preuve de continuité et d’influence indépendantes et autonomes. Lors de mon échange avec le mouvement en question, une de ses représentantes m'a dit (1) : « Nous ne sommes pas d'accord avec l'agenda des institutions internationales, ni avec leurs orientations ou leurs méthodes de travail. Ce mouvement ne veut pas non plus s'établir ou s'encadrer sous la forme d'une association ou d'une organisation pour conserver sa forme actuelle de mouvement volontaire composé de jeunes femmes et de quelques hommes. Leur mouvement s'oppose à la violence à l'égard des femmes et leur objectif est de placer les questions relatives aux femmes au centre du discours libertaire palestinien. »
De nombreux articles ont été écrits sur le financement dans le contexte palestinien. Les jeunes femmes de ce mouvement ont peut-être appris, après de longues décennies de soutien ciblé, que l’entité qui finance a des exigences et des agendas bien déterminés, dont les priorités ne sont peut-être pas celles des femmes palestiniennes. La Palestine est un contexte en guerre contre un colonialisme actif, sous la forme d’un État faible et d’une société forte, et le financement est un pilier économique clé pour les Palestinien.nes. Siham Rashid (2), militante féministe palestinienne depuis plus de 30 ans, affirme que l'un des principaux problèmes du mouvement féministe palestinien est sa fragmentation et l'absence d'un programme national unifié, auquel s’ajoutent d'autres problèmes liés à la structure de ces mouvements et à leur manque d'inclusivité, notamment pour les jeunes générations et les hommes. « C'est un nouveau mouvement avec de nouvelles conditions ! » ajoute Rashid en rappelant comment le mouvement féministe palestinien a changé au cours des dernières décennies, surtout après que ce mouvement s’est transformé dans le contexte de la libération palestinienne en organisations et institutions classiques et idéologiques de la société civile, souvent à l’écart des conflits et des problèmes quotidiens dont souffrent les femmes palestiniennes.
Cette leçon a été apprise par les femmes impliquées dans les jeunes mouvements féministes. Ainsi, l'institutionnalisation de leur mouvement le transforme en bureaucratie, et l'intérêt des entités de financement pour la Palestine a comme source les agendas de ces pays et leur perception du soutien politique et n'est en aucun cas lié aux priorités des femmes palestiniennes. Les conditions de ce financement pourraient se croiser avec les besoins réels et urgents des femmes palestiniennes. Mais comment ces priorités sont fixées ? Qui entend la voix du mouvement des femmes palestiniennes et la transforme en un véritable programme ? Est-ce déjà la bonne voie dans un contexte qui est en guerre contre un colonialisme actif et un projet compradorien ? En fait, le jeune mouvement féministe fait face à de nombreux obstacles avant d'atteindre ses objectifs. Le plus important de ces objectifs est la création d'un incubateur et d'une référence populaire qui le considère comme vrai et légitime. Dans le cas ou cet objectif ne sera pas réalisé, les idées libertaires que les mouvements féministes prônent resteront étrangères malgré la résistance de ces mouvements à l'idée d'un financement extérieur.
En plein mouvement du peuple palestinien, les féministes palestiniennes n'ont pas pu percer le patriarcat dominant le Mouvement de Libération Palestinien. Alors comment les jeunes femmes palestiniennes de tous les contextes politiques et sociaux de la Palestine pourraient-elles avoir un impact suffisant pour arriver au changement ? Suffit-il que le mouvement féministe ne reçoive pas de financement pour lui donner un élan ? Des milliers d'hommes et même de femmes en colère contre la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination Against Women, CEDAW) se sont lancés dans des manifestations dans des villes comme Hébron en Cisjordanie. Ces manifestant ne s'intéresseront pas à l'origine ou à la localité du mouvement féministe. Pour eux, défendre les droits des femmes est un défi aux coutumes et à la culture dominante.
Le contexte irakien est différent du contexte palestinien en ce qui concerne le financement et ses politiques. Contrairement à la Palestine, l'Irak a été un État central fort qui a été affaibli depuis la fin des années 1990 puis par l'invasion américaine en 2003. Selon la chercheuse Zahra Ali (3), le jeune mouvement féministe Irakien aborde les thèmes de la liberté, de la construction de la société et des normes sociales, notamment celles liées au genre, et défie le confessionnalisme tribal conservateur de la société irakienne. Ce jeune mouvement, qui a vu le jour il y a plusieurs années, ne semble pas adopter une position hostile à l'égard des entités de financement, et ne jouit peut-être pas d’expériences suffisantes, comme dans le cas palestinien.
Lors de la rédaction de cet article, je me suis entretenue avec Mme Samira (4) qui travaille depuis 2005 sur les questions d'environnement, de la femme et du développement communautaire par le biais d'une association ayant de multiples sièges dans les villes irakiennes et à travers laquelle elle tisse un réseau avec de nombreuses institutions internationales dans le domaine du financement. Je lui ai posé la question suivante : « Existe-t-il un mouvement féministe irakien formé de jeunes générations qui a des réserves sur le financement de ses activités ? » Mme Samira répondit : « Je ne suis pas au courant de la présence d'un tel mouvement. Il existe de nombreuses campagnes et activités sur les lois relatives à la protection de la famille et à la lutte contre la violence. Quant à notre relation avec les entités de financement, nous avons demandé aux institutions internationales opérant en Irak d'intégrer des Irakiens dans la mise en œuvre des projets afin d'obtenir une durabilité de travail et de créer des emplois pour les Irakiens et les Irakiennes. Je ne sais si de tels mouvements existent, mais nous appelons les institutions étrangères à mettre en œuvre la nationalisation des programmes afin de renforcer et de consolider la société civile en Irak. »
Dans un contexte différent, je me suis entretenue avec Banan Abu Zain Eddin (5), l'une des fondatrices du collectif féministe « Takatoat » en Jordanie. Abu Zain Eddin et un groupe d'activistes ont lancé leur mouvement en se manifestant pour dénoncer le meurtre de femmes en 2019. Ce mouvement a pris une forme institutionnelle au cours des trois dernières années. Abu Zain Eddin déclare : « Le financement est nécessaire pour la continuité du mouvement et pour son efficacité sur le long terme. Nous consacrons notre temps aux causes féministes et pour ce faire, les ressources sont nécessaires. » Cependant, elle a partagé un point important sur la nécessité d'institutionnaliser le mouvement dans des contextes où l'engagement civique se réduit, en disant : « Si nous abordons la question sur le plan sécuritaire, et pour que notre mouvement soit compréhensible et clair pour les autorités, nous devons également l'enregistrer pour obtenir les permis nécessaires pour opérer. »
Les féministes jordaniennes évoluent au sein d'un État qui jouit d’une forte emprise sécuritaire, dominé par les relations tribales patriarcales. L'émergence du mouvement féministe a été de nature philanthrope, se tournant vers le secourisme et vers les projets qui se concentrent sur les rôles stéréotypés des femmes. En contrepartie, le jeune mouvement féministe avait un sens différent du féminisme puisqu’il remettait même en cause cet héritage et voulait établir son propre agenda. Toutefois, ce mouvement se heurte à des obstacles réels, semblables à ceux qui prévalent dans les États voisins, tels que le manque de ressources, de résilience et de continuité au niveau du mouvement féministe.
L'État et son système jouent un rôle important en ce qui concerne la forme du mouvement féministe local, les défis auxquels il est confronté, ainsi que sa flexibilité et sa durabilité. Le défi auquel sont confrontés les mouvements féministes les incite à s'attaquer au système patriarcal prévalant dans les institutions de l'État, et qui voit dans ce même mouvement une menace pour les structures sociales existantes. Tous les mouvements féministes ne sont pas nécessairement hostiles à l'État, mais il serait utile d'examiner les relations du mouvement féministe avec les régimes étatiques existants et sa capacité de négocier, de confronter et de contester.
Quant aux entités de financement, elles ne sont jamais homogènes. Beaucoup parmi ces entités ont un agenda politisé et conditionnel, tandis que d'autres, notamment celles qui ont des liens avec les mouvements locaux et les activistes, font preuve d'une plus grande souplesse dans leurs relations. Abu Zain Eddin affirme que : « Nous n'acceptons pas les financements conditionnels ou politisés. Nous avons des règles et des critères pour sélectionner nos partenaires et nos entités de financement, et nous n'acceptons pas, par exemple, que l’on nous impose des directives ou que l’on interfère dans nos affaires internes ou dans le contenu que nous réalisons. » La construction d'un partenariat stratégique entre le mouvement féministe et les institutions de soutien offre de nombreux avantages pour les deux parties réunies par l'intérêt commun. Néanmoins, nous sommes ici confrontés à différents modèles de maturité et de stratégies, de sorte que les institutions donatrices peuvent faire preuve de flexibilité en axant leurs priorités sur les résultats réels cumulés, comme par exemple, dans les cas de violence à l'égard des femmes.
Le financement est en soi une source qui contribue de manière significative et claire à assurer la continuité et à atteindre les succès successifs. Néanmoins, il n'est pas la seule forme de relations entretenues entre les mouvements féministes émergents et les donateurs. En effet, créer un environnement favorable et de soutien pour ces mouvements féministes, leur donner une voix et leur fournir d'autres ressources tels que l'expertise, les relations et les réseaux disponibles sur les plans régionaux et mondiaux constituent également des éléments importants pour soutenir ces mouvements à tous les niveaux, qu'ils soient en cours de d’institutionnalisation ou pas. La question centrale réside dans le type de relation que les entités de financement et les acteurs internationaux nouent avec les activistes sur les questions relatives aux femmes dans le Monde Arabe, dont les plus importantes sont la continuité du partenariat, qu'il s'agisse d'une relation de financement ou pas, la sensibilisation à l'équilibre des forces entre les parties et son impact sur la qualité des programmes et des alliances existants.
(1) Échange par courriel
(2) Entrevue, le 25 mars 2022
(3) Zahra Ali (2021) From Recognition to Redistribution? Protest Movements in Iraq in the Age of ‘New Civil Society’, Journal of Intervention and State building, 15:4, 528-542
(4) Entrevue, le 28 mars 2022 (Prénom fictif)
(5) Entrevue, le 30 mars 2022
Rawan Natsheh réside à Jérusalem, en Palestine. Elle travaille actuellement pour Oxfam International en tant que conseillère en plaidoyer sur le genre pour la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (MENA). Elle a travaillé dans de nombreuses organisations internationales et nationales. Elle finalise ses études doctorales sur l'analyse de la politique dans le domaine de la réglementation et de la gouvernance.
Les opinions exprimées dans cet article ne représentent pas nécessairement celles de la Fondation Friedrich Ebert.
Le Bureau Genre et Féminisme
+961 1 202491+961 1 338986feminism.mena(at)fes.de
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