L'autonomisation des femmes dans les pays du Sud a été tirée du développement néolibéral occidental. Aujourd'hui, les femmes se réapproprient leur définition du féminisme.
Dans une victoire apparente pour les féministes des pays du Sud, la Déclaration et le Programme d'action de Pékin de 1995 a établi une feuille de route pour l'autonomisation des femmes et des filles dans le monde. À l'époque, le terme « autonomisation » n'était pas à la mode comme il l’est aujourd'hui. Ce terme était plutôt un nouveau concept mis en avant par la féministe indienne Gita Sen et un groupe d'autres activistes et universitaires féministes.
Sen et ses collègues ont souligné l'importance de l'autonomisation par le biais d'une approche ascendante centrée sur les voix des femmes des pays du Sud. Lorsqu'elles ont milité pour l'adoption de leur définition de l'autonomisation par les Nations Unies, et plus tard par la quatrième Conférence mondiale sur les femmes à Pékin, elles ignoraient que cette définition serait remodelée et brouillée au fil du temps. En effet, cette définition a été transformée de son concept politique initial, fondé sur l'action collective, la solidarité, l'agence et les modèles de développement décoloniaux, en un concept individualisé, dépolitisé et occidentalisé.
Dans la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (MENA), ce changement de concept défendu par les programmes d'aide et de développement néolibéraux, a eu de graves répercussions sur l'élaboration des programmes relatifs aux droits des femmes et sur le rythme des avancées vers l’égalité des genre. Toutefois, au cours de ces dernières années, de plus en plus de femmes de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (MENA) défient les récits d'autonomisation dominants et se réapproprient la définition originale de ce qu’est l'autonomisation.
Le féminisme centré sur les femmes blanches a fortement influencé les programmes de développement de la communauté internationale de donateurs, ce qui a donné lieu à une approche aveugle aux contextes dans lesquels ils mettent en œuvre leurs programmes et à la dépolitisation de l'autonomisation des femmes et des filles. Cette approche ignore commodément le rôle de l'impérialisme, du colonialisme, du capitalisme et du racisme dans le façonnement de la vie des femmes noires, asiatiques et de couleur des pays du Sud. Elle a été soutenue par les États de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (MENA) qui ont également cherché à développer le concept d’une compréhension de l'autonomisation qui ne remet pas en question les relations actuelles de pouvoir, une autonomisation qui s'aligne sur l'intérêt des États à favoriser des populations politiquement passives guidées par des rêves capitalistes.
Un « empowerment-lite » (dit autonomisation allégée) a ainsi été imposé dans la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (MENA) sous deux catégories distinctes et flexibles. La première, « l'autonomisation politique », s'est principalement limitée à l'augmentation du nombre d'électrices et de femmes dans les parlements, sans tenir compte des nombreux défis réels qui empêchent les femmes parlementaires ou les électrices de s'engager de manière significative dans la vie politique. La seconde, « l'autonomisation économique », s’est principalement liée à l'augmentation de la participation formelle des femmes au marché du travail, sans véritablement s'attaquer aux obstacles structurels auxquels les femmes sont confrontées lorsqu'elles entrent ou restent dans ce marché. À titre d’exemple, cette approche consistait à fournir un microfinancement aux femmes pour qu'elles puissent créer leurs propres entreprises, ce qui faisait peser les risques sur leurs épaules plutôt que sur celles des marchés ou des États. L’approche encourageait également l’atteinte de la parité hommes-femmes sur le lieu de travail (capitaliste), où de nombreux hommes subissent déjà des conditions de travail abusives.
Après des décennies de programmes et d'initiatives, ces objectifs d'autonomisation insuffisants sont même loin d'être atteints. La région souffre toujours d’une disparité de 87,4 % entre les genres dans l'indice d'autonomisation politique et d’une disparité de 60 % entre les genres dans l'indice d'autonomisation économique, selon le Global Gender Gap Report de 2021 (Rapport mondial sur les différences entre les genres de 2021).
Une décennie d'instabilités politique et socio-économique a poussé les femmes et les féministes de la région à recentrer la redistribution du pouvoir dans le cadre de la conversation sur l'autonomisation. En se réappropriant le concept féministe de l'autonomisation, elles luttent activement et collectivement contre les systèmes qui ont réduit leur rôle dans la vie publique pour simplement soutenir des projets capitalistes et autoritaires. Ce sont ces mêmes systèmes qui ont donné lieu à la réduction de la qualité de l'éducation, de la santé, de la protection sociale et des services publics, qui constituent des éléments essentiels pour une véritable autonomisation des femmes et des filles.
Des femmes d'horizons divers ont été, et sont toujours, en première ligne des protestations réclamant la justice sociale et celle de genre dans de nombreux pays de la région. Rien qu'au cours des derniers mois, les femmes soudanaises se sont farouchement opposées à la militarisation et aux violences sexuelles, s'accrochant fermement aux avancées politiques qu'elles ont si difficilement obtenues aux côtés de leurs concitoyens soudanais. Dans un exemple plus modeste, mais tout aussi marquant, de jeunes étudiantes libanaises de Tripoli ont défié le système patriarcal qui réduisait au silence leurs tentatives d'interpeller un enseignant qui les harcelait. Elles ont organisé des manifestations et ont promis de porter plainte contre lui.
Le tokénisme dans les sphères économiques et politiques ne suffit plus à maintenir l'illusion qu'il existe une réelle volonté politique d'autonomiser les femmes. Lorsque la première femme Premier ministre de la région a été nommée en septembre 2021 en Tunisie, par exemple, les activistes et les groupes féministes ont hésité à se réjouir. Ils ont reproché au président tunisien d'utiliser « la carte des femmes » pour faire avancer son propre programme et pour obtenir une publicité positive et le soutien de l'Occident dans une situation politiquement contestable.
L'image centrée sur les femmes blanches, l’image dépolitisée et capitaliste d'une femme autonome, occidentalisée, bien rémunérée, à la mode et indépendante, n'est plus acceptée comme seule version d'une femme non opprimée. Les femmes de la région célèbrent leur unicité, leurs différences, leurs racines culturelles, leur sentiment d’appartenance à la communauté et leurs passions.
Les militantes féministes défient en particulier le féminisme centré sur les femmes blanches qui a dominé la scène féministe mondiale. Elles changent l'écosystème de financement qui a limité leur champ d'action et exposent comment les féministes de la région sont en fait des partenaires égaux dans la quête de la justice de genre à l’échelle mondiale. L'autrice et militante féministe Mona El- Tahawy en est la meilleure illustration: elle a refusé avec rage que les médias occidentaux qualifient Nawal El-Saadawi, pionnière féministe égyptienne, de « Simone de Beauvoir du monde arabe » lors de son décès.
Détenir un pouvoir sur notre avenir, notre vie et notre corps. Telle est l’autonomie à laquelle aspirent les femmes de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (MENA). Elles réclament le soutien sérieux nécessaire à l'autonomisation réelle de toutes les femmes et les filles. Néanmoins, elles trouvent aussi leurs propres formes de résistance et leurs propres chemins vers l'autonomisation, avec ou sans ce soutien.
Farah Daibes est une Gestionnaire Principale de Programmes pour le Project Régionale du Féminisme Politique de la Région MENA a la Fondation Friedrich-Ebert.
“This article was first published on the International Politics and Society website.”
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