07.03.2024

Au-delà de la victimisation : Les travailleuses domestiques migrantes redéfinissent la justice du travail

Cet article souligne les luttes continues des travailleuses domestiques migrantes et se concentre sur leurs efforts d’organisation communautaire au Liban en particulier. Il met l’accent sur la nécessité urgente d’effectuer un changement remarquable dans le plaidoyer du travail afin d’amplifier les voix de ces travailleuses et contester les rapports de force dominants.

L’origine de la Journée internationale des femmes revient à la première vague du mouvement féministe dans lequel le droit des femmes au vote fut une demande fondamentale. Pour cette raison, le discours qui entoure cette “fête” se concentre souvent sur les réussites au niveau des droits légaux des femmes sous le capitalisme et néglige son lien étroit avec la justice économique. Les fondatrices de la Journée internationale des femmes étaient pourtant des membres des mouvements socialistes qui poursuivirent avec férocité l’abolition de l’esclavage salarié et la servitude domestique des femmes.

Un siècle plus tard, ces derniers objectifs demeurent (malheureusement, mais comme prévu) non atteints. Le travail domestique est toujours dévalorisé et non reconnu comme un « travail » légitime. Même lorsqu’il est réénuméré, ce travail est souvent énormément sous-évalué et ne dispose pas de la règlementation adéquate, soumettant ainsi beaucoup de travailleuses à des conditions précaires.

La migration du travail domestique

La migration introduit une dimension supplémentaire à cette question : le travail domestique est une source d’emploi remarquablement plus importante pour les travailleuses migrantes que pour les travailleuses non-migrantes (OIT, 2015), résultant en une exploitation à plusieurs niveaux. La Kafala, ou le système de parrainage, est le cadre réglementaire qui gouverne les vies des travailleuses domestiques migrantes (TDM) dans plusieurs pays du Moyen-Orient et du Golfe et illustre parfaitement ce réseau d’oppression complexe. Plusieurs organisations et groupes ont même condamné ce système, le considérant comme une forme « d’esclavage moderne » et soulignant l’ampleur de la violence vécue par les TDM.

Pourtant, les critiques envers la Kafala se concentrent uniquement sur les questions d’ordre humanitaire et les cas d’abus, et négligent les questions plus larges de rapports de classe et de droits du travail. Les organismes de financement internationaux et les ONG qu’ils soutiennent présentent souvent les TDM comme victimes en besoin de secours, et élaborent des projets fondés sur un cadre de « protection et d’assistance » à court terme. Toutefois, l'isolation des expériences des TDM comme expériences uniques ou exceptionnelles entrave la reconnaissance de leurs combats comme partie intégrale de la lutte plus large contre l’exploitation systématique des travailleuses.

En outre, et comme le souligne une étude menée par le Mouvement contre le racisme (ARM) en 2023 au Liban, où le travail domestique est considéré informel et par conséquent exclu de la loi du travail, il est interdit aux TDM d’établir ou de rejoindre les syndicats. Même les membres de syndicats libanais traditionnels elles et eux-mêmes ne considèrent pas les TDM comme de « véritables travailleuses » et les excluent par conséquent de leur mouvement syndical plus large. Selon certaines sources, un Président de la Confédération générale des travailleurs libanais signala : « Est-ce que vous vous attendez vraiment à ce que j’offre à ma servante le même salaire et que je lui accorde les mêmes droits que ceux d’un.e travailleur.euse libanais.e ? » (Kobaissy, 2017)

L’organisation malgré tout

Malgré les conditions de travail extrêmement exploitatrices, les histoires de victime adoptées par les organismes de financement des ONG et la marginalisation de la part des mouvements syndicaux traditionnels, les TDM ont réussi à s’organiser et à défendre collectivement leurs droits.

Au Liban, des TDM forment des réseaux internes de solidarité et de soutien mutuel depuis les années 80. Ces réseaux ont évolué et ont tissé des liens avec d’autres organisations et militant.e.s de la société civile, leur permettant de surmonter quelques-uns des obstacles susmentionnés et de participer au plaidoyer.

Ces efforts d’organisation apparaissent dans l’étude effectuée par le Mouvement contre le racisme (ARM) en 2023 intitulée « Historisation de l’organisation communautaire et de la lutte des classes des travailleuses domestiques migrantes au Liban » ainsi que dans la publication de la fondation Friedrich-Ebert-Stiftung apparue en 2023 Témoignages d'organisatrices communautaires migrantes au Liban. Dans un des témoignages, Sarah, une TDM du Madagascar qui travaille au Liban depuis 27 ans dit : « J’ai commencé mon militantisme depuis le foyer de mon employeuse ». Vu qu’elle parlait le français et l’anglais couramment, Sarah a pu lire et interpréter son contrat de travail – un privilège qui échappe à beaucoup d’autres. Elle se servit de l’avantage qu’elle avait pour expliquer les contrats aux autres TDM et les aider à mieux comprendre leurs droits. Ainsi, Sarah s’engagea de plus en plus dans sa communauté et devint éventuellement une organisatrice communautaire.

D'autres formes de militantisme et d’organisation adoptent une approche plus structurée. Un des groupes mis en relief dans l’étude du Mouvement contre le racisme (ARM) est le groupe Egna Legna, qui signifie « de nous et pour nous » en langue amharique. Fondée en 2017 et dirigée par des TDM éthiopiennes au Liban, Egna Legna est une organisation féministe d’aide mutuelle.  Elle joue un rôle primordial dans la résolution de plusieurs questions sociales, économiques, culturelles et politiques. L’organisation offre l’hébergement, l’assistance juridique, la nourriture, les fournitures médicales, et les formations sur des activités lucratives. Elle accélère aussi les rapatriements et organise des évènements de développement communautaire. Egna Legna lance également des campagnes contre le système exploitateur de la Kafala à travers les efforts d’organisation politique informelle et la sensibilisation. L’organisation soutient son activité par le biais du financement participatif, des donateurs internationaux et des partenariats établis avec d’autres organisations. Elle travaille également avec des groupes féministes à travers le Liban et offre ses services aux TDM non-éthiopiennes aussi.

Compte tenu des conclusions des deux publications déjà mentionnées, ainsi que des entretiens effectués avec des TDM au Liban en 2023, il est évident que plusieurs initiatives de la communauté de femmes migrantes au Liban sont informelles et manquent de statut officiel et de procédures claires. Alors que cette flexibilité permet l’adoption d’approches plus réactives et adaptables, elle pourrait causer problème avec l’évolution de ces groupes. Pourtant, la solution n’est pas nécessairement de se précipiter à la formalisation, vu que les organisations doivent rester adaptables aux besoins de leurs membres. Par ailleurs, les groupes de TDM rencontrent souvent des obstacles lorsqu’ils reçoivent l’assistance des ONG locales et internationales qui ont souvent tendance à négliger des aspects importants de la lutte des TDM et défendent leurs intérêts sans concertation réelle. Ce fait souligne la nécessité d’adopter une approche plus radicale dans le plaidoyer du travail, une qui conteste les structures du pouvoir profondément ancrées et amplifie les voix des travailleuses marginalisées. Il est essentiel de reconnaitre que tous les groupes de migrant.e.s entreprennent des efforts d’organisation dans le secteur du travail indépendamment de l’affiliation aux syndicats formels pour pouvoir démanteler les systèmes oppressifs et atteindre une vraie justice sociale.

La re-politisation du combat des TDM

La lutte continue des TDM est un rappel poignant du besoin urgent d’une politique féministe alternative dédiée à promouvoir la justice de genre et de classe au-delà des limites de nationalité et de race. Alors que ces travailleuses œuvrent pour se libérer des conditions de travail exploitatrices, leur combat appelle également à une plateforme d’action collective au sein d’un cadre d’émancipation, brisant ainsi les limites de la politique d’identité et des narratives de victime.

Au sein du système capitaliste dominant et des pratiques néolibérales qui l’accompagnent et qui affaiblissent le mouvement ouvrier et féministe, il est primordial de reconnaitre les liens qui existent entre ces luttes. Les défis auxquels font face les TDM ne sont pas des défis isolés. Ils font partie du combat collectif plus large contre les abus systématiques infligés par tous les systèmes oppressifs.

En commémoration de la Journée internationale des femmes, retrouvons l’esprit de solidarité et d’action collective qui marqua son origine, assurant qu’elle demeure un catalyseur du changement social. C’est aux syndicats, aux organisations internationales et aux ONG locales de manifester leur solidarité avec le militantisme féministe politique en favorisant la conscience féministe et renforçant les efforts d’organisation communautaire.

Samantha Elia travaille comme responsable de programme au Bureau régional de genre et de féminisme de la fondation Friedrich-Ebert-Stiftung dans la région MENA. Elle se concentre dans son travail sur la justice de genre, le travail de soins, les droits des travailleuses domestiques migrantes et l’intégration des méthodologies féministes et de décolonisation dans les programmes de développement. Samantha a obtenu son master en gouvernance démocratique et société civile de l’Université d’Osnabrück en Allemagne en 2018 après avoir achevé sa licence en sciences politiques et administration publique à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) en 2014.

 

Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles de la Friedrich-Ebert-Stiftung.

 

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