20.02.2023

D’où le capitalisme patriarcal ne peut plus nous duper ?

Chaque fois que les discussions acerbes sur Twitter, qui ont souvent raison de mes nerfs et ma patience je fuis vers Instagram pour m'y réfugier quelques temps.

Chaque fois que les discussions acerbes sur Twitter, qui ont souvent raison de mes nerfs et ma patience je fuis vers Instagram pour m'y réfugier quelques temps. Je lance l'application et, j’en ai le souffle coupé. Mais qu’est-ce que c’est que toutes ces cascades de rose ? Aurais-je atterri sur un forum Au féminin ou sur « cosmo magazine » par erreur ? Des tas et des tas de paillettes scintillantes, de roses et de fleurs couvrant des corps d'une teinte sable doré, un peu beige avec des courbes en sablier et des cheveux ondulés (pour apporter une touche de régionalité et de contextualisation). Parfois, on voit apparaitre un corps au teint brun, des cheveux plus bouclés, ou une femme voilée rappelant cette même régionalité, telle que recommandée par notre seigneur Naguib Mahfouz.

Dessine-moi une femme qui brille

Sur ces pages, nos corps, nos corps de femmes, se transforment en jolis dessins colorés et attirants qui cachent notre réalité sous d'épaisses couches faites d’illusions et de fausseté. Le corps humain (surprise ! les femmes sont humaines et non faites de roses et de paillettes) est fait de chair, de sang, de peau, de graisse, de pigments, de pores, de taches, de cheveux, de duvet et de cellulite. Le tout réparti de manière déséquilibrée et pas forcément harmonieuse. Divers maux et troubles perturbent le quotidien de notre corps, nous incommodent et nous poussent à remettre en question la fameuse " création à son image ". Le fil chronologique est saturé de photos et de vidéos de femmes au sourire imperturbable figées dans un état de béatitude continu, ne se mettent jamais en colère ni ne crient. Des femmes qui font du yoga et boivent des smoothies verts détox. Des femmes qui vivent dans des cadres zen et enchanteurs, possèdent des chambres à elles seules, sans les partager avec quiconque.

Elles allument des bougies délicieusement parfumées en prenant un bain et dansent, enjouées, devant leurs miroirs. Des femmes extatiques, réconciliées avec elles-mêmes et avec le monde, positives et qui chérissent leurs corps malgré leurs défauts. Défauts qui ne se voient pas à l'œil nu, malgré mes efforts pour les détecter. Probablement parce que ces dits défauts n’en sont pas, ni suivant les normes de beauté mondiales ni celles régionales, les actuelles comme les dépassées. Il s’agit de femmes qui se connectent à leurs utérus et à ceux de leurs mères et grands-mères et qui réussissent à y puiser une énergie féminine et positive.

Ce type de discours nous exhorte inlassablement à nous réjouir et à célébrer le fait d'être des femmes, et aussi à nous sentir reconnaissantes pour cette grande coïncidence et ce miracle historique décisif qui nous a créés femmes, voire " femelles ". Sans trop se préoccuper, cependant, de définir ce concours de circonstance qui a fait de nous des femmes, ou de ce qu'est le sens de ladite féminité, si ce n'est que nous sommes des matrices sacrées capables de créer et de donner la vie, et des corps qui demandent une extrême attention, des soins, de l'affection, des sourires, des mots d'encouragement et des applaudissements retentissants. Dans le discours des gourous du féminin sacré de l'énergie utérine, notre existence en tant que femmes se résume en trois points principaux : nos relations avec les hommes ; la maternité et la menstruation ; et l'apparence physique. Bien que ce discours tente de se vendre comme une alternative s’opposant à la stéréotypie des femmes, il pérennise néanmoins les mêmes idées reçues et fortement ancrées qui excluent les femmes trans ou celles qui se définissent comme femmes, non-conformes comprises, en se basant uniquement sur la définition biologique réductrice et superficielle de la féminité. Définition que la patriarchie a toujours adoptée, pour nous emprisonner à l'intérieur de corps qui ne nous ressemblent pas nécessairement et que nous ne possédons pas, et dans un rôle hétérosexuel et maternel unique.

Les gourous héritières des sorcières, vraiment ?

Les récits du féminin sacré sacrée se superposent souvent, et sans surprise, avec le discours du développement personnel. Le premier récit essaye de se créer des racines dans des temps reculés historiquement, lorsque les femmes étaient des divinités, des prêtresses et des sorcières, aux dires des coachs en féminité. Elles symboliseraient la Mère Nature et la fertilité de la terre, toutes deux des métaphores du don maternel inconditionnel. Jusqu'à l’arrivée de l'Humain/ l’Homme qui détruisit complètement cette harmonie idéale, et mit fin à l'ère de la paix maternelle, et la remplaça par des guerres et par un patriarcat sanglant qui a dépouillé les femmes de leurs anciennes connaissances en tant que sorcières et guérisseuses, et peu à peu, leur a fait perdre la capacité de communiquer avec leur nature féminine sacrée les réduisant au simple statut de suivantes.

Cette version du mythe de la création a engendré un discours qui utilise souvent l'adjectif " naturel" pour conférer de la crédibilité aux solutions qu’il propose, ou emprunte des concepts tels que les vagues, les saisons et l'énergie pour parler des différentes émotions et humeurs humaines vécues par les femmes. Le corps occupe un espace central dans ce discours, et en particulier l'utérus, où commence le miracle féminin de la création, qui tourne à son tour autour du cycle menstruel.

Le discours de développement personnel et de bienêtre, puise ses arguments dans un mix peu orthodoxe, fait d'un soupçon de psychologie de bazar et d’une bonne dose d'individualisme contemporain. Ce discours prétend nous offrir une meilleure version de l’image que l'on se fait du monde et de la vie, en se concentrant sur l'être humain comme entité autonome, unique, qui se préoccupe uniquement d’atteindre sa paix intérieure et son confort psychologique, qui reste imperturbable même en plein milieu d’un ouragan. Il suffit de fermer les yeux, de respirer profondément et de se concentrer sur la survie, et il y arrivera sûrement. Voilà la simple recette de survie selon les nouveaux prophètes de la positivité et de du développement personnel. Tout ce qui nous arrive découle directement de nos dispositions d’esprit et de notre mental. Evidemment il n'y a pas de mal à introduire une pincée de spiritualité par-ci par-là, et qui mieux que des civilisations non blanches innocentes et primitives, si riches en connaissances humaines malgré sa pauvreté matérielle pour apporter une légitimité historique et des mouvements de prière dépourvus de sens et transformés en une simple gymnastique dont l'enseignement est monopolisé par ceux qui ne connaissent même pas la signification de leurs noms dans la langue d’origine. Il n'y a, non plus, pas de mal à entonner quelques chants rituels et brûler de l'encens pour atteindre les sommets de l'appropriation culturelle sous prétexte d'introspection et de recherche de soi. Le but de toutes ces démarches étant de créer des bulles dans lesquelles l'individu vit seul avec lui-même, isolé de ce qui lui nuit et de ceux qui l’ennuient, car le bonheur est une décision très individuelle.

Il n'est donc pas surprenant qu'un tel discours soit populaire dans les sociétés de la région MENA, où les femmes sont victimes d'une réalité misérable, d'incitations quotidiennes à leur encontre et de dénigrement de leur humanité. Ainsi, il était tout naturel pour les femmes d'adopter ce discours sur les divinités féminies anciennes, et de se délecter du souvenir des gloires passées qui finiront certainement par revenir, un jour ou l’autre, ce jour-là, les femmes retrouveront leur statut bien mérité dont elles ont été privées dans un monde fait et contrôlé par des hommes. Il est également très compréhensible que les femmes s’identifient à tout ce qui confère de l'importance et de la sacralité à leurs tâches quotidiennes répétitives de soins et de travail maternel, d'autant plus que le système capitaliste dénigre ce travail et le considère comme un temps perdu et non productif.

Malgré le fait que les récits sur les sorcières, par exemple, soient incongrus dans notre contexte historique, puisqu’il y a continuité de recours aux traitements à base de plantes médicinales et de médecine dite islamique et autres méthodes en dehors du cadre de la science médicale moderne, les recettes diffusées sur les pages et les groupes des réseaux sociaux sont très populaires, compte tenu des crises économiques en cascade et de la culture de la "cuisine avec trois ingrédients du placard ". D'autant plus que ces pages présentent leur contenu de manière moderne et avec un vocabulaire séduisant, quasi-scientifique et en langue étrangère, et qui met fortement l'accent sur le retour à la nature et à ses énergies capables de guérison. Cette nostalgie ressentie envers une histoire imaginée des femmes s’inscrit dans un courant général de nostalgie envers le monde d'avant le colonialisme européen, qui est dépeint avec un idéalisme excessif, mais également envers les civilisations préislamiques, où les nations auraient été féministes au point de sanctifier et de diviniser leurs femmes.

Cependant, cette nouvelle tendance qui s’approprie le discours féministe européen de réhabilitation des sorcières et prêtresses, montre la facilité déconcertante avec laquelle certaines figures ont traduit ce contenu et adopté ce discours, sans se soucier du contexte culturel et historique de la région, ni même l'adapter, un tant soit peu, aux croyances locales profondément enracinées qui prévalent. Il est certain c'est que le yoga est plus attrayant que les prières islamiques et les sorcières plus sexy que nos voyantes et gitanes ; et la lecture du tarot est plus civilisée que la lecture des lignes de la main, des marcs de café ou des sourates coraniques.

Quant au contenu des coachs bien-être, il a plus de facilité à trouver une résonnance forte et des adeptes nombreux dans des sociétés qui exècrent l'individualisme et l’affirmation de sa différence et de son unicité, et imposent à tous un modus vivendi standard, et unique. Des sociétés qui obligent les gens à vivre ensemble en groupe, et leur enseignent qu’à huis clos se passent inévitablement des crimes ou des actes honteux, que la vie privée et l’intimité sont des notions à bannir, qui peuvent être mises à nu, devant le public, n'importe où, n'importe quand et par des étrangers avant les proches.

Les quarante masques du patriarcat

Cette glorification idiote de notre féminité et de notre singularité, nous assaillant de toutes parts, nous empêche, nous les femmes, de repenser les concepts qui nous sont proposés et présentés comme du féminisme pour justifier leur existence et nous les vendre sous couvert de féminisme progressif. Pourtant, malgré ses amoncellements de paillettes et ses couleurs fleuries et gaies, cette façade ne peut cacher longtemps qu'elle nous vend une marchandise vieille comme le patriarcat et que nous ne connaissons que trop bien. Elle propose la même vision binaire du monde dans lequel seuls le féminin et le masculin existent en tant qu'énergies opposées, mais complémentaires, portant chacune les caractéristiques stéréotypées de la féminité et de la masculinité telles que nous les connaissons, sans aucune nouveauté dans la conception de ce qu’est le sexe et le genre.

Tout comme le patriarcat, ces discours sont alliés au capitalisme, que ce soit de manière intentionnelle ou fortuite, et les pages et posts qui nous exhortent à " nous aime r" et à " célébrer nos menstruations " se transforment alors en supermarchés et temples de la consommation effrénée qui nous vendent des T-shirts aux slogans accrocheurs dont le prix dépasse largement le revenu quotidien moyen d'au moins dix familles arabes, et des bougies avec des formes de corps féminin idéal aux proportions qui collent parfaitement aux normes patriarcales que les mêmes pages de "  self-love " prétendent rejeter. Sans oublier toutes ces gourous qui prétendent tenir des séances pour communiquer avec l'utérus et invoquer l'énergie féminine latente dans l'œuf sacré, et d'autres dont le contenu est vide en sens mais cher payé, et qui gèrent un business mastodonte générant des profits astronomiques pour ses propriétaires ; sans garantir pour autant pour ses adeptes la survie tant souhaitée, sauf par pure coïncidence. Cet ancien-nouveau produit, est ce qu'Yves Charles Zarka définit comme " l'économie identitaire " qui regroupe toutes les formes de spécialistes de la " reconstruction de soi ", et coachs du relationnel et de la sexualité, etc.

Cependant, le danger la plus latent généré par les discours du féminin sacré et de " Body positivity " reste l'absence effarante de contexte politique, économique et social, qui en fait un discours vidé de sens, découpé à l'emporte-pièce, et devenu insipide à force de copies et de reproductions à l’infini. Le discours de la positivité corporelle est centré sur le soi et l'individu en tant que première, et parfois unique, bouée de sauvetage qu'une personne possède. Toutefois, malgré la logique et la validité de ce point particulier, il est trompeur de prétendre que le problème réside uniquement en soi. Il favorise, par ailleurs, l'égoïsme et la survie individuelle, et encourage de vivre à l'intérieur d'une coquille séparée du monde extérieur et éloignés de la vie et des préoccupations des autres femmes, malgré ses slogans de solidarité féminine autoproclamés. Comment pouvons-nous parler de la santé mentale des femmes, par exemple, indépendamment des régimes politiques répressifs qui peuvent nous jeter en prison sans aucun crime ? Comment ignorer l'effondrement économique que connaissent plusieurs pays actuellement ? Qu’en est-il des chaines sociales imposées aux femmes par leurs familles de force avec des choix de vie très restreins et qui peuvent nous tuer ?

Me suffira-il de danser allègrement devant mon miroir pour ne pas être écrasée sous les rouages ​​d'un système mondial qui va, sans aucun scrupule, de me remplacer quelques secondes après mon effondrement complet, pour ne pas s’arrêter de tourner et de produire de la richesse pour une poignée de voleurs aux costumes coûteux ? Et si je n’avais nulle envie de fêter l’arrivée de mes règles ? Pourquoi me confisquer mon droit fondamental de haïr mon cycle menstruel et ses désagréments ? Et si cela constituait pour moi une source constante d'anxiété parce que je n'ai pas les moyens d'acheter des protections périodiques ? Et si je considérais la présence d'un utérus à l'intérieur de mon corps comme une simple coïncidence qui ne m'intéresse pas ? Et si je ne me détestais pas malgré tout ça ? Il faut donc se demander : qu'en est-il des femmes qui, pour une raison quelconque, n'ont pas d'utérus ? Ne sont-iels pas tout de même des femmes ? Qu'en est-il de celleux qui ont un utérus mais ne peuvent ou ne veulent jamais donner la vie ? Qu'en est-il des femmes qui n'aspirent qu'à une vie ordinaire et simple en tant qu'êtres humains sans divinisation, sacralisation aucune ? L'expression " toutes les femmes sont belles " met-elle fin au dilemme des normes de beauté et désintègre-t-elle le concept de beauté lui-même, et pourquoi, en tant que femmes, devrions-nous nous en soucier à ce point de la beauté et la rechercher ?

Ce discours contribue à créer des groupes de femmes qui ne regardent que leurs nombrils et ne se heurtent jamais à la réalité que leur imposent les politiciens, les clergés et ceux qui détiennent les rênes du pouvoir économique, des femmes avec des ailes en pacotille parce que les leurs, les vraies ont été coupées avec succès après avoir été moulées et transformées en marionnettes ternes, fières de leurs réussites individuelles après avoir bénéficié de mesures gouvernementales d'empowerment, ou de privilèges de classe et de famille, et qui ne se soucient pas de celles qui sont encore sous restrictions systémiques et qui sont rejetées comme n'ayant " pas assez bossé " pour réaliser leurs rêves. Ce discours vise aussi à empêcher tous les liens possibles entre les individus, de peur d’enclencher un mouvement révolutionnaire au cas où nous laissions notre colère se déchaîner et se diriger vers ceux qui ont réellement causé notre malheur. Cela nous ôte toute possibilité de pouvoir cesser de nous considérer individuellement responsables de notre douleur et de notre misère, sous la houlette d'un système qui nous épuise quotidiennement dans les espaces publics et privés et nous prive même du confort d'un sommeil réparateur, nous offrant, à la place, des crises d’angoisse et une peur constante d'un avenir où la subsistance est difficile, d'une planète dont l'air n'est plus respirable, ou de guerres qui nous déplacent et nous aliènent.

Et maintenant, que faire ?

Levons-nous contre tous ceux qui nous confisquent le droit de parler de nos souffrances, et tous ceux qui nous demandent de nous calmer, de méditer et de sourire pour apporter de l'énergie positive et convoquer la chance. Tenons tête à tous ceux qui nous leurrent en suggérant que notre bonheur est une décision individuelle, et qu'il peut être atteint sans démanteler tous les affluents du système qui nous écrase, et nous empêchent même de le nommer ou de le pointer du doigt. Piétinons l'idée qu’une danse fougueuse mettra fin au commerce des armes, ou que la détoxification de nos chakras suffit à protéger les filles du mariage forcé.

Iman Amara, militante franco-algérienne, écrivain féministe et créatrice de contenu. Chercheuse sur le genre dans la région MENA.

Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles de la Friedrich-Ebert-Stiftung.

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