26.05.2022

De la marge au centre: le blogging féministe comme pratique politique

Cet article explore les façons à travers lesquelles les blogs féministes ont le potentiel de repolitiser les mouvements féministes et offre un aperçu des stratégies discursives employées par les blogs des femmes de la région MENA pour promouvoir l'activisme féministe et la solidarité féministe transnationale.

Cet article explore les façons à travers lesquelles les blogs féministes ont le potentiel de repolitiser les mouvements féministes et offre un aperçu des stratégies discursives employées par les blogs des femmes de la région MENA pour promouvoir l'activisme féministe et la solidarité féministe transnationale.

Elle n'a jamais cessé d'écrire. Ses lecteurs lui manquent, elle continue d'écrire. L'écriture, c'est la vie. L'écriture, c'est être. L'écriture est tout pour elle. Elle n'a jamais compris pourquoi on voulait qu'elle arrête de le faire. Maintenant, privée de ses mots, l'écriture est devenue un combat ! Elle se bat en utilisant soit son stylo, soit son clavier... Abandonner ? Vous plaisantez ! Ben Mhenni, 2010

Sur son blog A Tunisian Girl (une fille tunisienne), Lina Ben Mhenni (1), militante tunisienne de premier rang, fait entendre sa voix, en décrivant comment « l'écriture est devenue un combat ! » et qu'elle se battra « en utilisant soit son stylo, soit son clavier ». Après la censure de son blog au début de la révolution tunisienne en 2010, elle se rebelle contre le système oppressif qui essaie systématiquement de la réduire au silence. Ben Mhenni nous dit que l'expression de ses opinions et de ses pensées est devenue un combat qu'elle n'est pas prête à abandonner car pour elle l'écriture n'est pas seulement d’ordre personnel mais aussi d’ordre politique.

Si beaucoup de militantes féministes se sont mises à écrire dans des blogs, c'est par frustration et par colère de ne pas être entendues par les médias traditionnels. Elles voulaient fournir des récits alternatifs, comme les blogueurs au Liban, en Tunisie, en Syrie, au Yémen, en Égypte, et présenter un discours parallèle qui réclame  un changement social (en dehors des normes patriarcales hétéronormatives). Beaucoup de ces voix ont  confronté un énorme contrecoup après avoir accédé/contribué à ces plateformes numériques ; la violence digitale s’étant transformée en une extension de la violence à laquelle les militantes féministes   ont confronté dans les rues et lors des manifestations.

Les femmes militantes confrontent constamment des violences physiques, sexuelles et politiques  qui ont pour but  les réduire au silence, les diffamer et les intimider, et qui passent inaperçues dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) et au-delà.

Blogging au Moyen-Orient et en Afrique du Nord

Ça fait déjà onze ans depuis les soulèvements politiques et civils qui ont eut lieu and le monde arabe et qui ont suivi la révolution tunisienne et le renversement du dictateur Ben Ali. Ces soulèvements ont marqué un nouveau chapitre dans la vie de nombreuses femmes activistes et dans la région MENA. Aujourd’hui nous devons situer le blogging féministe en considérant sa temporalité et en nous concentrant sur les aspects différents d’un sujet large et dynamique dans un contexte numérique en expansion permanente.   Les blogueurs conçoivent plusieurs stratégies pour surmonter les innombrables défis auxquels les militantes féministes de la région MENA font face en s’organisant, se mobilisant et en affichant leur solidarité contre le patriarcat et contre les systèmes qui le soutiennent. Les blogs féministes restent l'une des stratégies actuelles déployées pour repolitiser et renforcer le mouvement féministe dans la région.

Les blogs sont plus difficiles à contrôler que les médias audiovisuels et la presse écrite. Par conséquent e, dans les régions politiquement sensibles, les régimes autoritaires cherchent souvent à supprimer les blogs et/ou à harceler et punir celles et ceux qui les tiennent. Les militant.e.s ont utilisé les blogs comme un outil d'action politique, avec l'aide de l'internet, des nouvelles technologies et des réseaux sociaux qui ont permis la diffusion rapide  d’informations  à propos des prochaines manifestations. En l'espace d'une décennie, ces technologies ont fait énormément évoluer les modèles de l’activisme féministe transnational.

Les blogueurs et les activistes féministes de la région MENA ont utilisé leurs écritures d’une manière stratégique pour exposer les répressions en cours. Leurs pratiques de blogging produisent des connaissances et des identités, et impliquent différentes stratégies pour déstabiliser le pouvoir et remettre en question les discours hégémoniques autoritaires, néolibéraux, néocoloniaux et patriarcaux. Avec leur rhétorique affirmative, une tonalité plutôt émotionnelle, et une combinaison de métaphores, des poèmes et de différents styles d'écriture et d'audiovisuel, le blogging des militantes reflète différentes expressions de résistances individuelles et collectives.

Blogs en tant qu'archives : Co-créer son histoire (Her-stories)

Les blogs féministes peuvent être conceptualisés comme des archives historiques du féminisme, documentant les événements sociopolitiques et construisant une mémoire. La production de connaissances féministes est une pratique de longue date de l'activisme féministe. Par onséquence, la documentation de l'histoire est perçue comme la création d’une mémoire qui a le potentiel de déstabiliser le pouvoir. Grâce à ce processus dynamique, les blogueurs maintiennent un espace pour des voix et des perspectives intersectionnelles. Les images et les documents audiovisuels puissants intégrés à la rhétorique affirmative des blogs nous permettent de comprendre d’une manière non censurée les attaques illégitimes et la violence exercées sur le terrain par les régimes à l'encontre des activistes, des blogueurs, des journalistes et des citoyens. Cette stratégie sert également à collecter des preuves de ces crimes, créer une mémoire écrite de ces événements, et donc constituer en elle-même un acte de résistance.

Les pratiques du blogging des activistes féministes soulèvent les questions suivantes : Comment assurer la reconnaissance de ces actes politiques comme « son histoire » (her-stories) ? Comment assurer la survie des connaissances produites par les blogueuses féministes pendant lère numérique ? Ces questions ne sont que les points de départ d'une recherche interdisciplinaire et mettent en lumière la nécessité de veiller à ce que ces récits précieux éclairent les interventions universitaires et sociopolitiques et l'élaboration des politiques.

Des communautés « glocales » de solidarité

De nouvelles leçons émergent des pratiques du blogging par le féminisme transnational contribuant aux débats sur la solidarité inclusive et significative. Par exemple, la mobilisation des communautés de blogueurs contre l'oppression et la violence, et pour les reformes législatifs, la justice, l'égalité et la dignité de tout.e.s, fait partie des multiples appels à renverser les systèmes politiques, économiques et sociaux patriarcaux. Pendant les révolutions arabes de 2011 les blogs féministes ont joué un rôle important dans l’établissement d’une connexion avec des mouvements locaux, et dans la construction  d’une sororité et d’une solidarité transnationale, qui continue  à s’élargir et à se développer en un instrument de pouvoir. Un autre exemple est la mobilisation autour des questions de la sécurité numérique et de la haine sur internet, qui a abouti à la modification des lois nationales et à la mise en place de résolutions en faveur des femmes et de l'espace numérique. La solidarité a été le moteur de ces changements. Ce processus dynamique s'étend au-delà des limites/ espaces géographiques.

À l'aube de nouvelles étapes d'évolution des mouvements sociaux contemporains, les conversations qui se déroulent dans les blogs mettent en avant des communautés nouvellement formées qui protestent et promeuvent la diversité et la justice sociale. Plus important encore, elles accordent également aux femmes une reconnaissance politique. Cela met en évidence la valeur de la démocratie communicative à travers la participation dialogique, une pratique dynamique de la citoyenneté qui s'engage dans des contre-espaces multiples, glocaux et interconnectés. Le processus de glocalité permet aux voix marginalisées d'être visibles et déstabilise le pouvoir à travers la création de communautés en ligne qui sont inclusives et intersectionnelles. L'engagement des femmes dans la blogosphère féministe rapproche les réalités locales des perspectives mondiales. En outre, les blogueurs qui s'engagent sur des plateformes numériques de plaidoyer telles que Global Voices, Medium et Majal, font passer les expériences des femmes et les voix de ceux qui vivent en exil et en diaspora de la marge au centre, en proposant des analyses politiques critiques. Cet engagement interactif dans l'écosystème des plateformes numériques comble un vide culturel et politique, dépassant les frontières locales et les systèmes oppressifs.

La blogosphère féministe : là pour durer 

Le blogging, ainsi que le vlogging et le podcasting (voir par exemple les séries de podcasts Hammam Radio et Masaha), sont des outils essentiels utilisés dans les efforts visant à repolitiser le(s) mouvement(s), des manières suivantes : 1) ils aident à réaligner les groupes féministes sur les principes féministes fondamentaux, 2) ils partagent et produisent des connaissances qui comblent les lacunes entre pratique et théorie féministes , 3) ils rendent les connaissances féministes accessibles à divers groupes de femmes, 4) ils facilitent et fournissent un espace de conversation sur le changement social, et les demandes et les visions partagées de la justice sociale, et 5) ils emploient diverses stratégies discursives a travers des réseaux et des plateformes numériques pour une résistance « glocale » et pour mobiliser l'effort collectif pour toutes les femmes par toutes les femmes en révélant les perspectives critiques des groupes marginalisés. Ces projets participatifs et émancipateurs nous rappellent toujours que le féminisme est enraciné dans la voix de chaque femme à chaque fois qu'elle se dresse contre l'oppression, l'exploitation et l'injustice.

(1) Lina Ben Mhenni (1983-2020) a été la première à tenir un blog en Tunisie sous le nom de A Tunisian Girl (une fille tunisienne) (en arabe, en français et en anglais) en y indiquant son vrai nom. Elle a documenté les luttes et s'est ouvertement rebellée contre le régime autoritaire du président Zine El-Ben Ali. La mort prématurée de Ben Mhenni en janvier 2020 a suscité une grande tristesse dans le monde militant arabe ainsi qu'en moi-même, en tant qu'universitaire et militante féministe. Dans son blog, Ben Mhenni a retracé la révolution tunisienne de 2011, dénoncé les violations des droits de l'homme et la négligence des plus marginalisés dans son pays, et plaidé pour la liberté d'expression et les droits des femmes.

Christina Kaili est titulaire d'un doctorat en sociologie de la University of Cyprus obtenu avec les plus hautes distinctions (Valedictorian), et d'un master en droits de l'homme de l'University College London. Elle a obtenu une licence en sociologie avec une mineure en sciences politiques de la University of Cyprus. Ses recherches portent sur la sociologie politique, la théorie féministe, les droits de l'homme, les mouvements de justice sociale, l'analyse du discours et les réseaux nouveaux/sociaux. Elle détient 15 ans d'expérience en tant que professionnelle de la société civile et militante pour l'égalité des genres et des droits des femmes à Chypre, dans les pays de l'Est de la méditerranée et en Europe. Les écrits de Christina dans ce domaine sont également nombreux : elle a écrit et contribué à un nombre de publications, notamment des rapports de recherche, des modules d'apprentissage en ligne et des articles de journaux. Cet article est basé sur sa recherche de doctorat : ‘Glocal’ Voices: Feminist Blogging Reconstructing Political Participation.

Les opinions exprimées dans cet article ne représentent pas nécessairement celles de la Fondation Friedrich Ebert.

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